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David Seymour, dit «Chim», a de quoi se distinguer comme le plus énigmatique des photographes du XXème siècle. Homme silencieux mais souriant, solitaire et mondain, il a co-fondé la mythique agence Magnum avec ses amis Capa et Cartier-Bresson et contribué au développement de la photographie engagée, mise au service de causes humanitaires. Carole Naggar, historienne de la photo spécialiste de Chim, signe une biographie poétique, exhaustive et nourrie de précieux témoignages directs.



C’est pour lui que Cornell Capa, le frère de Robert, a imaginé l’expression «concerned photographer», que l’on peut traduire par «photographe engagé» ou plus explicitement «photographe personnellement concerné par ses sujets». Dawid Szymin, de son vrai nom, nait le 20 novembre 1911 à Varsovie, dans une famille juive cultivée. Son père est un éditeur influent d’ouvrages en langue yiddish. Dawid grandit au milieu des livres, mais c’est l’image qu’il choisit comme mode d’expression. Il étudie les techniques d’impression et la photographie à l’université de Leipzig, puis, poussé par les tremblements des années 1930, s’installe à Paris où il démarre une carrière de photographe.

La presse illustrée triomphe alors dans les kiosques, la photographie est peu à peu reconnue comme un médium à part entière et les photographes comme des auteurs. L’image devient une arme de communication de choix. Efficace, directe, émouvante, elle est naturellement mise au service des grandes causes de l’entre-deux-guerres. Et par ces grandes causes, soit l’antifascisme et le socialisme, Chim se sent éminemment concerné. Il manifeste un vif intérêt pour les travailleurs, les classes défavorisées, photographie les bouchers des Halles, les pêcheurs de thon de Concarneau, les manifestants communistes... Lorsque la guerre d’Espagne éclate, en juillet 1936, il a déjà de fermes convictions politiques orientées à gauche. Il est donc naturellement aux côtés des Républicains, tant idéologiquement que physiquement. Ses reportages sont publiés dans des journaux également orientés à gauche, comme Ce Soir et Regards.

Mais il se distingue: «Chim photographie la guerre de façon rationnelle et analytique. Alors que ses amis Capa et Taro sont plus à l'aise dans les photos d'action, le champ de vision de Chim est sans doute plus large. Il s'intéresse à la vie à l’arrière du front, se concentre sur les moyens par lesquels la guerre est menée. Il a apporté une contribution unique à la photographie de guerre1», écrit Carole Naggar.

L'engagement dans la guerre

Cette contribution unique est, nous l’avons dit, orientée. Chim, comme photojournaliste professionnel et accrédité, a choisi un camp. Incidemment, cela ne peut que nous ramener à notre actualité et aux questions que pose d’autant plus aujourd’hui la guerre des images, devenue quasi instantanée. L’Espagne étant le premier terrain de ce conflit médiatique dans l’histoire de l’Europe.

Il serait pourtant injuste, souligne Carole Naggar, de reprocher à Chim d’avoir fait œuvre de propagande. Même si le recul de près d’un siècle d’histoire nous permet aujourd’hui de discerner des «bons» et des «mauvais» dans ce conflit, l’objectivité journalistique de Chim, alors que les «standards» d’alors étaient plus flous que de nos jours entre récit et opinion, n’est pas discutable. C’est sans manichéisme qu’il documente les combats et l’arrière. «Plutôt que de confirmer des stéréotypes, ces images ébranlent les idées reçues» écrit l’auteure.

En 1936, dans Regards, il publie un reportage sur la manière dont les Républicains espagnols traitent les œuvres d’art du Palais des Ducs d’Alba à Avila, menacées de destruction par les bombes incendiaires allemandes. On y voit des hommes et des femmes en uniforme, armés, non pas détruisant des statues de saints comme on avait l’habitude de les imaginer, mais préservant le patrimoine. La propagande franquiste avait fait d’eux des hérétiques, des «rouges sans foi ni loi»: qui sont donc les barbares, maintenant? Dans Regards toujours, à l’hiver 1936-1937, un autre reportage montre les Basques, fervents catholiques, se battant aux côtés des Républicains. Encore une fois, le réel dont Chim imprime la trace ne connait pas l’agenda linéaire de la propagande.

Chim émigre aux Etats-Unis en septembre 1939, est rejoint par sa sœur Hala et son mari, mais il ne parvient pas à joindre le reste de sa famille, demeurée en Pologne... Cette fois, c’est dans le camp américain qu’il s’engage et l’on devine aisément la dimension personnelle que revêt cet engagement. Il s’enrôle dans l’armée et est affecté au renseignement grâce à sa grande connaissance des langues.

C’est en citoyen américain, promu lieutenant et décoré de la Bronze Star Medal que Dawid Szymin, devenu David Seymour par facilité linguistique, traverse l’Atlantique en sens inverse au printemps 1944. Contrairement à Capa, Chim n’accompagne pas la première vague du Débarquement le 6 juin. Ecarté du terrain à cause de sa vue faible, c’est paradoxalement grâce à son regard qu’il contribue à son échelle à la victoire alliée. A Londres, il continue de servir dans le renseignement, et plus spécifiquement dans la reconnaissance photographique des cibles ennemies.

Enfin, en 1947, Chim se rend naturellement en Israël. Les images qu’il en rapporte sont assez proches, dans les sujets et la composition, de celles de la guerre d’Espagne: «Israël était une cause à défendre», pour laquelle Capa comme Chim sont engagés, voire enthousiasmés. «C’était comme revenir à la maison», écrit Seymour à sa sœur. Il dit être enchanté par la vie en communauté des premiers arrivants, par les kibboutz, l’esprit pionnier, le travail de la terre, la solidarité entre gens venus d’horizons différents, par cette utopie politique. Le style de certains clichés rappelle même l’héroïsme soviétique des années 1920: l’exaltation du travail physique et la célébration des travailleurs comme les héros d’une nation.

Ses portraits d’immigrants, lyriques, romantiques même, reflètent peut-être son souhait de pouvoir être l’un d’eux lui aussi, de pouvoir croire au futur, recommencer à zéro, trouver son foyer. Touchant au triomphalisme par certains côtés, les images se mettent au service de l’idée que cette terre appartient au peuple juif. Chim, qui pourtant n’est pas religieux, s’y reconnecte avec sa jeunesse, son histoire; il célèbre la résilience, la réparation faite au peuple juif après la guerre. Il conçoit et montre donc l’armée comme indispensable à cet Etat en constante vigilance pour sa survie. Toute violence est légitime pour défendre ce droit à l’existence. 

Carole Naggar interroge: de quoi David Seymour est-il au juste le témoin, dans les premiers jours de l’Etat d’Israël? De l’Histoire ou de sa propre histoire personnelle? Le photographe, plus que jamais concerné à titre personnel par son sujet, marche sur un fil, entre le dedans et le dehors, entre lui et le monde. Les images des Juifs immigrant en Israël ressemblent à un album de famille. 

Ce n’est que plus tard, au milieu des années 1950, que sa vision idéale se nuance. Lorsqu’en octobre 1956 Israël envahit la bande de Gaza et le Sinaï, Chim veut, doit en être. Malgré les responsabilités qui le retiennent à New York, il est intraitable. C’est la première fois depuis 1939 qu’il se rend sur une zone de guerre et il se trouve lui-même aux prises avec un conflit de loyauté. Le photographe engagé, cette fois, est partagé. Son empathie pour les victimes civiles égyptiennes, sa désolation devant les ruines des villages, entament sa fidélité à Israël. Il prend beaucoup de risques pour documenter la crise du canal de Suez, semble se détacher peu à peu de la réalité et du danger. Alors qu’il roule en jeep pour assister à un échange de prisonniers, trois jours après le cessez-le-feu, il est touché par des tirs. David Seymour meurt à El Qantara en Egypte le 10 novembre 1956, quelques jours avant son 45ème anniversaire.

Le style Chim: le monde au stéthoscope 

«Comme dans une partie d'échecs, il anticipe les changements de lumière et les mouvements de ses sujets et se place en conséquence; comme un musicien, il compose des images en harmonie, avec des leitmotivs et des parallèles, le lointain et le proche, la lumière et l'ombre, des formes qui raisonnent les unes avec les autres comme des ensembles de notes, tandis que toute la séquence se développe à travers le temps et l'espace à la manière d'un morceau de musique, ou d'une équation mathématique.»

Mélancoliques, instinctives, pénétrantes, éloquentes, palpables, empathiques, subtiles, géométriques, ambiguës, intimistes... ainsi peut-on parler des photographies de David Seymour. Pour Capa, il était «le vrai photographe». Cartier-Bresson a dit de lui: «Chim prenait son appareil photo comme un médecin sort son stéthoscope de sa mallette, concentrant son diagnostic sur le cœur. Son cœur à lui était vulnérable». 

Le style de Chim est un savant assemblage de délicatesse et d'âpreté. En témoigne, bien entendu, sa première expérience de la guerre en Espagne. Les clichés les plus célèbres, ceux de Capa et Gerda Taro, ont pu laisser penser que Chim s’était contenté de photographier l’arrière, les réfugiés et les villes détruites. Il s’est en réalité lui aussi frotté aux combats. Ses images prises dans le vif de l’action, longtemps perdues, retrouvées dans la «Valise mexicaine», sont puissantes, vivantes, «comme si la poussière et la crasse de la bataille nous explosaient au visage» décrit très justement Carole Naggar.

Mais sa façon de montrer les ravages de la guerre est le plus souvent indirecte: une machine à écrire brisée au milieu des décombres, des visages de civils, des enfants; des natures mortes, immeubles bombardés, objets du quotidien abandonnés par leurs propriétaires: «l’éloquence des objets». L’exemple le plus frappant de cette attention aux objets, de cette expression indirecte de l’horreur, est une photographie prise en 1947 au camp de concentration de Dachau. On y voit trois fours crématoires, aux portes symétriquement ouvertes. Une installation rationnelle, efficace, par là même révoltante dans son aspect propret: briques bien alignées, mi-industrielles, mi-artisanales, à la solidité tranquille, pensée pour le travail bien fait. A ce moment-là, Chim parcourt l’Europe à la recherche de son passé. La famille Szymin a été assassinée, probablement en 1942. Comment rendre compte de la disparition, de l’anéantissement? Cette image de Dachau, sans aucune présence humaine morte ou vive, porte une valeur double, universelle et personnelle, et parvient par son mutisme à toucher du doigt l’inhumanité de l’industrie de la mort. Nous sommes deux ans après la découverte de l'abomination concentrationnaire par les Alliés et sa vaste documentation. Chim photographie un après-coup, empêchant ainsi l'indignation de retomber. Son image est à la fois référentielle, elle ne peut être comprise que si le spectateur a déjà vu d'autres photographies des camps, et une façon tranchante de transcender le seul témoignage. C'est une accusation.  

Downs, le journaliste qui accompagne Chim en Europe, note: «j’observe que documenter la paix est un travail bien plus difficile que celui de documenter la guerre». En lieu et place de la poussière et du sang des champs de bataille, ruines, espaces vidés, fantômes. On croirait même les voir, ces fantômes, dans les clichés réalisés en Pologne. Le pays, tel que Chim l’a connu, n’existe plus. Son passé est annulé. La communauté juive, qui représentait 11% de la population avant la guerre, a été presque entièrement anéantie. Sa maison d’enfance, intégrée au ghetto de Varsovie, est indiscernable des autres amas de gravas qui forment l’horizon. On regarde la ville en cendres et ruines par-dessus son épaule, on l’y suit grâce à la lecture des planches-contact, un remarquable travail de déchiffrage de l’indicible.

Chim conserve le silence coupable des survivants. Et au milieu de ces ruines intérieures et extérieures, il travaille, compose. Mais peut-on faire une «belle image» de la guerre, de la Shoah, des camps, des destructions? On peut en douter. C’est pourtant par leur composition, par leur éclairage, par leur angle de vue, que ces images portent toute leur charge dévastatrice.

En 1948, commandité par l’UNESCO pour documenter le sort des quelque 13 millions d’enfants victimes de la guerre, Chim pose son stéthoscope sur l’incarnation de l’innocence. Il réalise la série «Children of Europe». L’UNESCO et l’agence Magnum travaillent alors de concert à faire de la photo un langage universel pour sensibiliser à une cause, en l’occurence à «construire les défenses nécessaires au maintien de la paix». Les clichés de ces enfants sont d’une subtile brutalité, et pourtant sans idéalisation de la figure de la victime, sans sacralisation de l’enfance, montrant à de nombreuses reprises des mineurs condamnés pour des vols ou des violences... «En tant que survivant et orphelin lui-même, Chim s’est certainement reconnu dans les enfants qu’il photographiait. Et ceux-ci l’auront senti.»

La petite Tereska, à laquelle Carole Naggar a consacré un autre ouvrage2, est devenue une icône. Le visage tourné vers l’objectif, troublée, la bouche entrouverte et le regard fixé au loin, Tereska tient dans sa main une craie et dessine sur un tableau noir des lignes et des courbes désordonnées. Chim indique dans la légende de l’image que la fillette, pensionnaire d’une institution pour «enfants traumatisés» en Pologne, est en fait en train de représenter sa maison.

Revoir la lumière

Comme le titre, Searching for the Light, l’indique, Chim qui ne se fixait jamais nulle part, se sentait partout un étranger, chercha aussi à retrouver la lumière après la longue nuit européenne. C’est en Grèce et surtout en Italie qu’il passe le plus clair de son temps au début des années 1950. Et il déclare à ses amis: «je suis un Méditerranéen». Au soleil, il commence son infinie convalescence. 

En Italie, et surtout en Sicile et en Sardaigne, il confirme son vif intérêt pour la religion catholique; en Grèce, il est curieux des religieux et des rites orthodoxes. Il réalise un long reportage au Vatican, où il photographie aussi bien les travailleurs, petites mains et employés, que le clergé et, ironie historique, le pape Pie XII. Il immortalise aussi les restes de croyances païennes, le syncrétisme du folklore rural et du catholicisme, les processions, les fêtes. La destruction des Juifs d’Europe l’a rendu conscient du caractère périssable des traditions.

La lumière, c’est aussi celle des plateaux de cinéma, et surtout des studios italiens de Cinecittà. Bâtis par Mussolini, ils deviennent après-guerre le berceau du néoréalisme italien mené par De Sica, Fellini, Antonioni ou Rossellini. Les studios américains, attirés par les faibles coûts de production, venaient aussi y réaliser des péplums ambitieux. Magnum profita de l’essor du cinéma pour vendre photos et reportages à des magazines chics, comme Harper’s Bazaar, House and Garden, Paris Match... Sur le tournage des Onze Fioretti de François d’Assise, Chim fait la connaissance de Roberto Rossellini et d’Ingrid Bergman, alors sa maîtresse et l’objet d’un scandale croustillant. Tous trois se lient d’amitié, Chim réalise des clichés intimistes et tendres de l’actrice et de ses enfants.

On ne sait pas grand-chose de la vie amoureuse de Seymour, ses lettres personnelles ont semble-t-il été soustraites aux archives et détruites par sa famille. Mais les témoignages sont unanimes: il jouissait d’un grand succès auprès des femmes. Sans foyer, sans enfants, Chim avait selon son ami Cartier-Bresson de nombreuses maîtresses. Après sa mort, ce dernier était allé annoncer la triste nouvelle à chacune, et raconte avoir appris à cette occasion que Chim leur avait, à toutes, promis le mariage... 

Son charisme, son charme et une forme de magnétisme agissaient en compensation d’un physique pas très remarquable. L’air tantôt d’un hibou, tantôt d’un Bouddha, racontent ses proches. Et cela lui permettait de travailler en paix: capable de se fondre dans une foule, de s’y rendre invisible, de se sentir aussi à l’aise aux Halles qu’au Pré Catelan, il faisait montre, lors des séances de portrait, d’une présence intense et tissait un lien particulier avec ses modèles. Ainsi lui a-t-on prêté des liaisons avec des stars de cinéma, avec des vedettes parisiennes. 

Il photographie Gina Lollobrigida, Maria Callas, Françoise Sagan, Audrey Hepburn, et surtout Sophia Loren, l’un de ses modèles préférés. Mondain, noctambule, connaissant tout le monde, fréquentant les endroits à la mode, rarement seul, Chim était pourtant toujours un peu absent. Une ombre sur son visage que la fête ne dissipait plus. Il laissait parfois s’accumuler les lettres sur son bureau, ne répondait plus au téléphone, «submergé par une immense vague de tristesse qui ne finirait jamais».

Héritages de Chim

Après la mort de Chim, qui suivait celle de Capa en Indochine, la photographie et le photojournalisme pouvaient se targuer de riches héritages. La création, puis la direction de l’agence Magnum, en furent une des manifestations.

Dans son travail, partout dans le monde, en temps de paix comme en guerre, Chim est l’un des premiers à avoir mis les droits de l’homme au centre de ses préoccupations. Il initie la vocation humanitaire de la photographie et braque l’intérêt du public en particulier sur la question des réfugiés de guerre.

Des noms illustres se réclament de son influence: René Burri, Martine Franck, Erich Hartmann, Susan Meiselas, Inge Morath, Marc Riboud, Sebastao Salgado, et tant d'autres, passés, présents et à venir.

«Les images de Chim sont profondément différentes de "l’instant décisif" de Cartier-Bresson, de l’élégance de Rodger ou des brutaux instantanés de Capa. Elles sont composées, poétiques et complexes, agissent comme des aimants qui attirent des fragments d'espace-temps dans leur cadre minutieusement choisi. Dans son travail de photographe, Chim a été profondément marqué par le milieu intellectuel de sa jeunesse, par son lien durable avec les livres et la lecture. Cette attitude réfléchie, ce désir de raconter l'histoire différemment, est caractéristique des photographes Magnum plus jeunes et éduqués, comme Thomas Dworzak dans sa série sur l'occupation russe de la Tchétchénie.»


«David "Chim" Seymour. Searching for the Light. 1911-1956», Carole Naggar, De Gruyter Oldenbourg, 376 pages.


1Toutes les citations sont traduites de l’anglais par nos soins.

2«Tereska et son photographe», Carole Naggar, The Eyes Publishing, 106 pages.

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