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Le plasticien allemand Anselm Kiefer expose au Grand Palais éphémère, à Paris, un nouveau projet de dialogue avec le poète Paul Celan. Traversée par les thèmes de prédilection et les obsessions des deux artistes, l’exposition «Pour Paul Celan», composée d’œuvres conçues entre 2015 et 2021, n’est pas une illustration mais une relecture, une interprétation et un geste pour nourrir la permanence de la mémoire européenne, dans ses douleurs et ses soubresauts.



Au pied de la tour Eiffel, le Grand Palais éphémère est un bâtiment conçu par Jean-Michel Wilmotte aux airs de bulle en bois (et en toile polymère éco-responsable, est-il annoncé). Il servira à recevoir des épreuves olympiques en 2024 et d’ici-là, abrite des expositions et des spectacles. Le Grand Palais historique et ses verrières Eiffel sont en travaux pour encore plusieurs années. 

Après les contrôles de rigueur on entre de plain pied dans un hangar au sol goudronné. Il n’y a pas de sens de visite. Les tableaux monumentaux, jusqu’à 13 mètres, sont disposés dos à dos sur des charriots à roulettes, et parmi eux, trois sculptures et une installation. C’est ce qu’a voulu l’artiste plasticien et écrivain allemand Anselm Kiefer pour cet hommage au poète roumain Paul Celan, de langue allemande lui aussi. 

Tracées à la peinture sur le sol, destinées à tout autre chose, on lit ici ou là « zone libre », des indications sans rapport avec l’exposition, mais qui ne manquent ni d’ironie ni de sens. Il y a peu de monde en ce premier jour d’ouverture. Les talons résonnent sur le sol, les regards sont absorbés dans la lecture de la très sommaire brochure informative ou levés vers les toiles. Il n’y a pas de cartels. 

Poète de l’apaisement impensable, Celan, qui s’est donné la mort à Paris en 1970, a ressassé l’impossibilité de sa position, à la fois victime et témoin de la Shoah («personne ne témoigne pour le témoin»). De la même manière, Anselm Kiefer trace des sillons de matière sur ses tableaux. 

Les quelques visiteurs cherchent à en décrypter le signifiant. Un bunker détaché de la rive et flottant sur une mer démontée? Un caddie porté aux nues comme un Christ au-dessus d’une terre en flammes? L’intégration des objets et des paysages de guerre dans notre horizon quotidien, non pour s’habituer mais pour dés-oublier. Kiefer associe les décombres et les ruines à un travail de mémoire actif; il milite pour que ne disparaissent pas les objets du passé. 

Des motifs renvoient explicitement aux poèmes de Celan: ici des fleurs de pavot collées sur une toile ou dépassant d’un bunker, renvoient au célèbre recueil Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis). Dans le fond du hangar, «Madame de Stael: De l’Allemagne» est un grand panneau qui se lit comme un tombeau et catafalque à la culture allemande d’avant-guerres, on y déchiffre les noms de Novalis, Hoffmann, Fichte, Schumann et bien d’autres, attachés à des champignons. Le romantisme allemand instrumentalisé, pourri, moisi par les nazis.

Au fond, un morceau de l’atelier de Kiefer, l’«Arsenal», est reconstitué. C’est une sorte de bibliothèque de matériaux, dont les rayonnages s’élèvent là aussi à plusieurs mètres. De la cendre, des fleurs séchées, des débris de peinture, des métaux, du verre, d’anciennes installations sur lesquelles l’artiste revient encore et toujours, signalent que son œuvre et son sens ne sont jamais terminés, sont interminables.

La plupart des œuvres et installations, dont un avion aux ailes alourdies par des livres, conservent leur opacité et leur ouverture aux sens multiples. Leur pouvoir d’inquiétude aussi. 

Car Anselm Kiefer est inquiet. Il a souvent exprimé son désaccord avec l’idée selon laquelle 1945 serait «l’année zéro» pour l’Allemagne et le moment d’anéantissement du nazisme. Depuis sa performance controversée dans laquelle il exécutait un salut hitlérien en uniforme nazi, Kiefer est soucieux de dire, de montrer et de démontrer que rien n’est fini, qu’il n’y a pas d’année zéro. Paul Celan n’est pas ici un prétexte à un discours politique ni un avatar de la victime universelle du totalitarisme, dont se servirait comme d’une tentative d’expiation un éternel coupable, il est un témoin dont le discours se déroule à l’infini comme un avertissement.

Des extraits de ses poèmes sont inscrits à la craie sur la surface des tableaux. Là encore, il ne s’agit pas d’illustrer le texte par l’image ou de rendre figuratif un geste abstrait à grand renfort de placage de sens. Kiefer ne cite pas, il dialogue et intègre les mots de Celan, il souligne aussi la force du poète qui s’est saisi de la langue de l’ennemi, des mots de ceux qui ont assassiné ses parents, pour composer l’une des œuvres les plus puissantes et profondes du XXème siècle. 

Il y a bien sûr, dans ces tableaux figurant des champs nus, les plaines de Transnistrie où ont disparu la famille et le passé de Celan, comme dans ces amas de matière torturés, accumulations, gestes de repentir, de rejet puis de retour, l’expression du ressassement de la culpabilité. 

Mais la scénographie même de l’exposition le montre, Anselm Kiefer ne se place pas derrière un pupitre pour asséner au public sa vérité et son commandement de se repentir. Il ne situe ni ne fixe le passé dans une temporalité où lui succéderaient présent et futur. Il donne à voir une image de l’esprit en proie aux tourments de la mémoire, du souvenir et de l’effacement; il témoigne pour le témoin.


«Pour Paul Celan», Anselm Kiefer, au Grand Palais éphémère, 2 place Joffre à Paris, jusqu’au 11 janvier 2022. 

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