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Analyse / Pologne: le conflit des tribunaux est un choc de civilisations entre Kaczynski et l’Europe


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Les adjectifs «polonais» et «européen» sont importants à comprendre dans le débat judiciaire qui nous occupe. Jusqu'à récemment, pour de nombreux Polonais, ils avaient presque la même résonnance. Les tribunaux polonais étaient également des tribunaux européens, et les décisions des tribunaux européens étaient contraignantes en Pologne. Le Tribunal constitutionnel polonais statue sur la conformité des statuts et des lois avec la constitution polonaise. De l'autre côté, la Cour de justice de l'Union européenne statue sur la compatibilité des lois des États membres avec le traité sur l'Union européenne, commun à tous les Etats membres. Il ne devrait donc pas y avoir de contradictions ou de malentendus ici, car la Pologne a rejoint l'Union européenne en 2004 après un référendum positif.



Pour BPLT, par Piotr Lukasiewicz, politologue, de Polityka Insight à Varsovie


Les Polonais ont accepté que les dispositions du traité s'appliquent également à nous. Leur constitution transfère une partie de leur souveraineté juridique à l'Union européenne et personne n'a osé contester cela jusqu'à présent.

Pourtant, le jeudi 7 octobre, le Tribunal polonais a déclaré que la Cour européenne n'a pas le pouvoir d’interférer dans la législation polonaise. Et que cette autorié doit décider quel jugement de la Cour de justice de l'UE doit être appliqué en Pologne ou pas. Ce jugement semble exprimer que la Pologne a rejoint une Union différente de l'Union actuelle. Le traité signé aurait changé de nature au fil du temps et irait au-delà de ce que peut admettre la Pologne... Celle-ci défendrait l'Union européenne «originelle». C’est du moins ce qu’estiment les politiciens au pouvoir et les juges nommés par eux.

L'égalité des droits

Le premier ministre Mateusz Morawiecki a posé la question de savoir si les juges polonais devaient être liés par les règlements polonais ou européens. Le bon sens voudrait qu'il n'y ait pas de contradiction, puisque le système polonais fonctionne très bien dans le système européen depuis plus de quinze ans. L’adhésion à l'Union a non seulement amélioré le système juridique polonais, mais elle a également permis aux Polonais de bénéficier d'un niveau de vie plus élevé et leur a donné un sentiment d'appartenance à la civilisation occidentale pour lequel ils se sont battus pendant l'ère communiste. Le référendum victorieux sur l’entrée dans l’Union européenne en 2003 a été une célébration de la mobilisation nationale et une déclaration de ce tournant historique.

La présence de la Pologne dans l'Union européenne a depuis lors amélioré son système judiciaire. Elle a donné aux Polonais le sentiment que, malgré les différences économiques avec les autres pays et les citoyens de l'UE, ils restent au même niveau de protection juridique. Elle a également donné confiance aux citoyens des autres États membres, notamment aux investisseurs et aux hommes d'affaires, en leur donnant l'assurance que, lorsqu'ils prennent des risques commerciaux en Pologne, ils seront traités de la même manière qu'à Paris, Berlin ou Lisbonne. Cette égalité de droit fut la source d’une prospérité croissante et de la confiance des autres Etats membres dans notre pays.

Et pourtant, le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, qui dirige le gouvernement nationaliste-conservateur, a décidé que c'était le bon moment pour remettre en cause cette égalité. Pourquoi?

Vers un «Polexit» juridique?

Une petite leçon d'histoire s'impose ici. Depuis six ans, une révolution juridique est en cours en Pologne, dont la première victime a été l'ancien Tribunal constitutionnel dont les juges étaient nommés à la majorité parlementaire. La coalition nationaliste mise en place en 2016 n'a pas permis à trois juges qui avaient été correctement nommés par le parlement précédent d'y siéger. Le président Andrzej Duda, soutenu par la nouvelle coalition, a approuvé la nomination de trois candidats du parti pour des postes déjà occupés (certains disent qu'il a enfreint la Constitution de son propre chef).

Plus tard, dans la même lancée, le Conseil national de la magistrature, auparavant indépendant des politiciens, principal organe judiciaire, a été dissous et un nouveau conseil, dépendant du parti au pouvoir, a été créé. Ce «néo-conseil» nomme des juges à tous les niveaux qui sont parfois qualifiés de militants du parti. Le gouvernement a également créé une «chambre disciplinaire» au sein de la Cour suprême afin de poursuivre et de révoquer les juges qui remettent en question cette nouvelle pratique de la justice. Ceux-ci avaient osé poser des questions dites «préjudicielles» à la Cour de l'UE sur la légalité de certaines dispositions adoptées par le gouvernement. Et la Cour leur a donné raison. «Le droit prime sur la politique», dit la Cour européenne. «Non, la volonté politique prévaut» semble dire le Tribunal polonais actuel.

En arrière-plan de ces batailles juridiques se cache le conflit politique entre la Pologne et la Commission européenne, qui observe la dérive de la Pologne avec une inquiétude croissante. L'«option nucléaire» de la Commission européenne est toujours sur la table: le versement de 24 milliards d'euros provenant du fonds du mécanisme européen de relance et de résilience. Pour l'instant, la Commission a décidé de le suspendre momentanément, car la décision du Tribunal constitutionnel en Pologne semble n'être que rhétorique et stratagème politique. Elle est en effet vide de sens: personne en Europe ne veut briser la Constitution polonaise comme le prétend le gouvernement. Personne ne veut détruire la souveraineté polonaise. Il s'agit simplement d'une question de fidélité, presque mathématique, à la loi d'un côté et de machinations politiques de l'autre.

La Commission se dit donc «préoccupée» et appelle au respect de la loi mais reste en retrait. En Pologne, l'opposition politique se plaint du «Polexit juridique». Et elle compte sur le soutien de la classe moyenne et des grandes villes, toujours plus nombreuse, qui soutient massivement la présence de la Pologne dans l'UE. Dans un récent sondage, 87% des Polonais étaient favorables à l'adhésion. L'opposition elle-même, résolument pro-européenne, ne parvient cependant pas à trouver un programme commun sur de nombreux autres sujets, ce qui affaiblit sa voix dans la confrontation avec les autorités de l'UE. Les principaux partis opposés au pouvoir, la Plateforme civique de centre-droit (le parti de l'ancien président du Conseil européen Donald Tusk) et Pologne 2050 (dirigé par l'ancien présentateur de télévision et activiste Szymon Hołownia) ainsi que la gauche sont occupés à se battre pour désigner le «leader de l'opposition» plutôt que de préparer un bloc commun capable de battre le PiS .

Kaczynski ne franchira pas le Rubicon...

Le gouvernement et ses partisans de droite se disent heureux d'avoir «montré à l'Union où est sa place». Pour le parti au pouvoir, Droit et Justice, le différend avec l'UE constitue toutefois un problème. D'une part, il peut montrer aux électeurs sceptiques vis-à-vis de l'Union qu'il défend l'indépendance et la souveraineté. Cela s'avère également utile dans la lutte contre l'extrême droite, qui souhaite simplement quitter l'UE et qui bénéficie d'un soutien public estimé de 8 à 10%. D'un autre côté, la perspective de perdre des dizaines de milliards d'euros peut être impardonnable pour les électeurs. Donc, pour l'instant, Kaczynski et son parti errent, et le jugement du Tribunal, bien que menaçant, n'a en fait pas encore franchi le Rubicon.

Actuellement, la principale menace n'est ni le Polexit immédiat ni même le blocage des fonds de reconstruction destinés à la Pologne. Au cours des six dernières années de gouvernement PiS, la Commission et les autorités sont allées de crise en crise et ont trouvé des solutions, ou du moins ont fait semblant d'en trouver une. Le problème n'est pas le Polexit dans le sens d'une sortie de la Pologne de l'UE, mais plutôt l'inverse, la sortie de l'Union de la Pologne.

... sauf si le débat lui échappe

Le pays est menacé par l'affaiblissement du sentiment d'appartenance à une famille européenne et par la conviction croissante que la Commission ne joue pas franc jeu avec la Pologne. Le choix de la civilisation occidentale qui date d’il y a quelque trente ans était juste et sans alternative. Il est d’une certaine façon remis en cause par le pouvoir. Bien que le soutien à l'Union soit élevé, le déclenchement d'une guerre juridique avec elle peut prendre des directions aléatoires, surtout si la crise économique venait à perturber la stabilité de la Pologne. Imaginez alors qu'un référendum aléatoire autour de la «souveraineté nationale» puisse se terminer pour elle aussi bêtement que les machinations de David Cameron aboutisssant contre sa propre volonté au Brexit. Mais la Pologne n'a nulle part où naviguer, alors que la Grande-Bretagne a d’autres horizons.

Ces dernières années, la Pologne était connue pour ses charges de cavalerie contre la Commission et pour céder juste avant la catastrophe. C'est également une caractéristique politique de Jaroslaw Kaczynski, dont on dit qu'il «ne recule que lorsque l'eau lui monte à la bouche». Le problème, cependant, est qu'aujourd'hui on ne sait pas exactement quelle est l'ampleur de la tempête qui s'approche de la Pologne. Et si le capitaine sait où se trouve la rive européenne.

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