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Histoire / Les sommets de l’homme nouveau soviétique


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Avec «Alpinistes de Staline», l'écrivain-voyageur français Cédric Gras se fait à la fois historien et romancier. Il relate comment, dans l'Union soviétique de Staline, des alpinistes partent à la conquête des plus hauts sommets, «pour la gloire des Soviets et du petit père des peuples». Parfois aidé par un alpiniste suisse, le militant communiste soleurois Lorenz Saladin.



«Evgueni et ses camarades partent à la conquête du pic Staline, au milieu des provinces ravagées, pour la gloire des Soviets et du petit père des peuples.» C’est l’été 1933 et la jeune Union soviétique est en pleine collectivisation forcée des campagnes. Des millions de petits paysans, les kulaks, en font les frais. La famine et la mort règnent dans de nombreuses régions mais les alpinistes soviétiques qui traversent en train l’URSS d’Ouest en Est avec leur matériel et une bonne dose d’endoctrinement n’en ont cure. 

Dans son passionnant ouvrage, Alpinistes de Staline, Cédric Gras se fait à la fois historien et romancier. L’exercice est parfois périlleux mais cet auteur français, russophile et alpiniste, s’en sort admirablement. Il commence par décrire l’Unité 29, chargée de conquérir ce qui a été identifié alors comme le plus haut sommet du pays, à plus de 7600 mètres d’altitude. Une poignée de jeunes alpinistes se rend donc dans le massif du Pamir, sur les marches de l’empire, au Tadjikistan, près des frontières de l’Afghanistan, de la Chine et du Tibet encore indépendant. Mais attention: pas de déviationnisme bourgeois dans le style des flegmatiques sportsmen anglais. Ici chacun est dûment identifié par son origine prolétarienne: mécanicien, ouvrier automobile, etc. Et bien sûr l’effort ne doit pas être gratuit: on en profite pour amener au sommet une station météo, des appareils de transmissions radio et… un buste de Joseph Staline. L’équipe est encadrée toutefois par un jeune homme au regard franc et à la profession moins prolétaire, le peintre-sculpteur sibérien Evgueni Abalakov, un homme qui deviendra avec son frère Vitali l’un des plus grands alpinistes soviétiques au travers de la Société du tourisme prolétarien.

L’alpinisme: une mission d’Etat

Evgueni est une force de la nature. Alors que ses compagnons sont épuisés par le froid (- 45° C) et l’altitude (plus de 7000 m.), il fait des allers et retours pour poser des cordes ou croquer sur un cahier des vues des sommets: le pic Guépéou (ancêtre du KGB…) ou le Mur de l’Armée rouge des paysans et des ouvriers. Chacune des expéditions de cette époque est une victoire humaine et politique dont on cache soigneusement les tragédies: engelures, avalanches, crevasses et infections ont leur compte de victimes mortelles. Le matériel est sommaire, même pour les standards de l’époque, mais les alpinistes font la une des journaux soviétiques. Leurs photos apparaissent en première page avec des visages blancs de crème lanoline, corde de chanvre à l’épaule, lunettes noires et lèvres gercées. Ils accomplissent un devoir, une mission d’Etat: «L’enjeu de l’ascension du pic Staline, c’était de remplacer Dieu par le marxisme, sur l’autel de la Terre», écrit Cédric Gras. C’est ainsi que les sommets se succèdent: pic Staline, pic Lénine, pic du Communisme, pic Karl Marx…

Un Suisse au pays des Soviets

L’auteur a épluché les archives soviétiques et exploré sur place les terrains de conquête des alpinistes soviétiques de l’époque. Ces sommets étaient négligés par leurs confrères occidentaux, intéressés surtout par les Alpes et l’Himalaya. Avec de rares exceptions toutefois, celles de quelques Suisses. L’écrivaine Ella Maillart aurait aimé participer à l’une de ces ascensions, comme elle le mentionne dans Des monts célestes aux sables rouges, que cite Cédric Gras. Sans succès toutefois. Sa lucidité face au stalinisme la rendait probablement suspecte. Par contre le militant communiste soleurois Lorenz Saladin parvient à s’infiltrer dans le cercle très fermé des alpinistes soviétiques. Il devient un ami inséparable des deux frères Abalakov et de leurs compagnons de cordée. A ses talents de montagnard expérimenté, le Suisse en ajoute un autre précieux, il est un photographe hors-pair. Ses expéditions au pays des Soviets se succèdent: Caucase, Pamir, Altaï, Tien-Shan. Ses clichés, disparus pendant de nombreuses années, sont époustouflants et ne se limitent pas aux montagnes. Ils documentent abondamment les populations de ces régions asiatiques et sont visibles au Musée alpin suisse de Berne. Pour raconter au passage les aventures de l’alpiniste suisse, Cédric Gras s’inspire du livre de l’émouvante Annemarie Schwarzenbach : Lorenz Saladin, ein Leben für die Berge. Cette autre grande écrivaine voyageuse suisse avait été impressionnée par le Soleurois et avait cherché, autant que possible à son époque, à en retrouver le parcours, en se rendant même jusqu’à Moscou pour cela.

Lorenz Saladin finit pourtant tragiquement. En 1936, il participe à une expédition délicate dans le Tien-Shan. C’est un massif très septentrional et en raison des difficultés administratives d’obtention de son visa, le départ de la colonne est retardé jusqu’à fin août. Trop tard car les conditions météorologiques sont alors cauchemardesques. Les accidents se succèdent lors de la descente du sommet du Khan Tengri. Vitali Abalakov et d’autres compagnons de cordée perdent plusieurs doigts des mains et des pieds. Il faut encore zigzaguer vingt kilomètres entre les crevasses et les moraines du glacier Inyltchek. Lorenz Saladin, malgré son équipement de qualité «suisse», subit lui aussi de graves engelures. Ses doigts sont noirs et puent la charogne. Vitali tente de le soigner en ouvrant au couteau les chairs mortes qu’il désinfecte avec le pétrole des lampes. Le 17 septembre 1936, l’alpiniste communiste suisse meurt dans d’atroces souffrances, probablement de septicémie.

Victimes de la Grande Terreur

Une année plus tard, inévitablement, le couperet de la Grande Terreur finit par tomber aussi sur les alpinistes soviétiques comme sur le reste de la société. Une purge du NKVD vise la prétendue Organisation contre-révolutionnaire facho-terroriste des alpinistes et randonneurs… Le 4 février 1938,  Vitali Abalakov est arrêté chez lui à Moscou. Il est torturé puis accusé d’avoir participé à une tentative d’assassinat du camarade Staline lors du défilé du Premier Mai. Comme tout le monde il avoue n’importe quoi et dénonce n’importe qui. Le défunt Lorenz Saladin devient un espion suisse pour lequel il aurait travaillé. On ne saura jamais pourquoi l’autre frère Abalakov, Evgueni, n’a jamais été inquiété, ni pourquoi Vitali est finalement libéré deux ans plus tard.

Puis la Grande guerre patriotique utilise les compétences des rares alpinistes ayant échappé au goulag, comme Evgueni Abalakov. Grâce à eux, en 1943, les troupes allemandes sont chassées du Mont Elbrouz, le sommet de l’Europe. Mais ce prodigieux alpiniste, qui rêvait d’être le premier à escalader un jour l’Everest, meurt piteusement en 1948 dans sa salle de bain, intoxiqué par le chauffe-eau à gaz, une version que sa veuve et son fils réfuteront toute leur vie, sans preuve.

Pendant ce temps, Vitali, partiellement handicapé, développe du matériel d’escalade. Mais malgré ses amputations, il cède à nouveau au virus de la montagne. Avec une force de volonté hors du commun, il reprend du service en serrant les dents lorsque ses moignons sont trop douloureux. Il est nommé à la tête de la section d’alpinisme du club sportif Spartak et mène avec une discipline de fer une succession d’expéditions. Son dernier sommet, le 30 août 1956, est le pic de la Victoire, le seul 7000 d’URSS encore vierge. La montagne est face au Khan Tengri qui lui a couté ses doigts et la moitié d’un pied trente ans plus tôt. Il lui faudra attendre encore une année pour un autre succès: l’annulation de sa condamnation pour traitrise à la patrie… 


Alpinistes de Staline, Cédric Gras, Editions Stock (papier et ebook)

Des monts célestes aux sables rouges, Ella Maillard, Editions Payot

Lorenz Saladin, ein Leben für die Berge, Annemarie Schwarzenbach, Lenos Verlag

Lorenz Saladin: Tod am Khan Tengri, Robert Steiner Robert et Emil Zopfi , AS Verlag (livre de photos de L. Saladin)

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