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Culture / Les jeux érotiques de Salammbô et de son python fétiche


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Le célèbre roman de Flaubert, «Salammbô», publié en 1862, mêle histoire ancienne et fantasmes. L’auteur n’a pas choisi la facilité. De l’antique Carthage, où il situe son intrigue, ne subsistent ni pyramides, ni grand sphinx, ni momies et l’archéologie carthaginoise n’en était alors qu’à ses débuts. Le roman n’en connut pas moins un énorme succès que retrace l’exposition «Fureur! Passion! Éléphants! », à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Gustave Flaubert.



Par Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine

C’est une exposition itinérante, constituée autour de la figure de Salammbô, qui sera successivement présentée au Musée des Beaux-Arts de Rouen (à partir du 20 mai 2021), au Mucem à Marseille (fin 2021-début 2022), puis au Musée du Bardo à Tunis (du printemps à la fin de l’été 2022).

Trois étapes d’une chaîne qui suivra à peu près le périple que Flaubert lui-même accomplit en 1858, lorsqu’il se rendit en Afrique du Nord, en quête d’informations et de sensations, mais aussi de rêveries et de fantasmes, qui devaient nourrir son projet littéraire.

L’Orient précieux et cruel

Le roman déborde d’or, de pierres précieuses et de tissus splendides. L’accumulation de termes rares et la débauche descriptive y créent un exotisme mystérieux et envoûtant. Cet Ailleurs est aussi un lieu d’expression de la cruauté. Raffinement extrême et barbarie sanglante sont les deux pôles que Flaubert se plaît à réunir.

Il compose des scènes terribles, source de jubilation trouble. Des lions crucifiés, des hommes écrasés par des éléphants, des enfants sacrifiés dans le feu du grand dieu Baal. Un étalage sidérant et jouissif sous la façade de la reconstitution historique et de l’érudition.

Wikipedia

«Salammbô» par Glauco Cambon (1916).

L’exactitude archéologique n’importe que dans la mesure où elle assure la promotion de descriptions raffinées, parfois scabreuses ou sadiques, dont le but est d’abord de provoquer l’imaginaire du lecteur et de réveiller ses fantasmes. Il ne faut pas prendre Salammbô trop au sérieux. Souvent Flaubert s’amuse. Il peut donc, en janvier 1863, écraser de son mépris ironique les attaques de Wilhelm Frœhner, un savant archéologue du moment: «Je n’ai, monsieur, nulle prétention à l’archéologie. J’ai donné mon livre pour un roman, sans préface, sans notes, et je m’étonne qu’un homme aussi illustre que vous, par des travaux si considérables, perde ses loisirs à une littérature si légère!»

Des œuvres dérivées de «Salammbô»

La puissance évocatrice du roman a donné naissance à toute une série d’œuvres secondaires inspirées de quelques scènes particulièrement marquantes et jouissives.

Il y a, bien sûr, la perte de la virginité de Salammbô dans les bras du Libyen Mâtho que la jeune fille est allée trouver dans le camp des mercenaires (chapitre XI, «Sous la tente»). En 1895, une sculpture de Théodore Rivière montre l’amant de la jeune fille, «à genoux, par terre, devant elle», soupirant «de façon caressante» en étreignant le corps désiré.

Théodore Rivière, «Salammbô chez Mathô. Je t’aime! Je t’aime», 1895.

On pense à Cléopâtre s’offrant à César, selon la description que donne l’auteur antique Plutarque (Vie de César, 54) de la première nuit d’amour entre la reine d’Égypte et le chef romain.

Flaubert établit également un lien avec Judith, l’héroïne biblique, qui rejoint sous sa tente le général Holopherne, ennemi de son peuple, afin de le séduire avant de le décapiter. D’ailleurs, Salammbô, saisie «d’une envie sanguinaire» songe elle aussi, un instant, à tuer Mâtho endormi.

Érotisme torride et serpent sexuel

L’autre moment intense qui suscita une importante production artistique est la fameuse danse de Salammbô avec son python «fétiche» (chapitre X, «Le serpent»). Outre la référence biblique à Eve confrontée au reptile tentateur, Flaubert a pu en trouver l’idée dans l’œuvre de Plutarque (Vie d’Alexandre, 2) et de Justin (Histoires philippiques, XI, 11) qui évoquent l’union entre Olympias, mère d’Alexandre le Grand, et Zeus, le grand dieu, incarné sous la forme d’un serpent. «Un serpent d’une grosseur prodigieuse» (serpente ingentis magnitudinis), écrit Justin. L’historien latin Suétone (Vie d’Auguste, 94) rapporte quant à lui une légende racontant que la mère du futur empereur Auguste vit en songe un reptile venu faire l’amour avec elle.

Un tableau de Gaston Bussière (1910) illustre les préliminaires de la danse de Salammbô avec son python lorsque, «la queue collée contre le sol, il se leva tout droit».

Autre œuvre dérivée du roman, une sculpture de Désiré Maurice Ferrary montre le serpent qui enlace déjà le corps de la jeune fille. Salammbô paraît s’abandonner au plaisir intense que lui procure la caresse du reptile.

L’artiste a probablement voulu traduire dans le marbre l’image mentale suggérée par cette phrase: «Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient».

Salammbô par Désiré Maurice Ferrary (1899).

La relation avec le reptile rapproche encore Salammbô de Cléopâtre dont le suicide, par la morsure d’un serpent, a souvent été représenté dans l’art, dès le Moyen Âge, comme un orgasme produit par un reptile phallique. Le contact entre les seins de la reine et le serpent produit un puissant effet érotique. Beauté du corps féminin nu et monstruosité de l’animal, plaisir et mort sont imbriqués.

Mais pour Salammbô, «mourir» sous le poids de son python est métaphorique. Le verbe suggère l’abandon à un plaisir intense qui fait perdre tout contrôle de soi en une pâmoison érotique. Contrairement au suicide de Cléopâtre, on remarque aussi que le reptile ne touche pas les tétons de la Carthaginoise, mais pénètre au creux de ses cuisses: «Elle se sentait mourir; et du bout de sa queue, il lui battait la cuisse tout doucement».

«La mort de Cléopâtre» par Giampetrino (vers 1530).

Carthage futuriste

Au XXe siècle, le cinéma s’empare à son tour de la figure de Salammbô. Un film muet lui est consacré en 1925 par Pierre Marodon. En 1960, le péplum franco-italien Salammbô de Sergio Grieco s’achève sur un happy end en contradiction totale avec l’œuvre de Flaubert: condamné à mort, Mâtho est finalement sauvé par Hamilcar qui lui accorde la main de sa fille!

Plus étonnant encore, de 1981 à 1986, Philippe Druillet sort (aux éditions Glénat) les trois volumes de son adaptation graphique de Salammbô, d’abord publiée, à partir de 1978, dans le magazine Métal hurlant. Le monde carthaginois s’est métamorphosé en un étrange univers de science-fiction. Toujours un Ailleurs, mais cette fois non ressuscité du passé: la mythique Carthage est projetée dans le futur et sur une autre planète.

Mais, au fond, est-ce si différent ? Sous le masque de l’archéologie, la reconstitution flaubertienne était bien fantaisiste et excessive.

Dans un jeu vidéo tiré de la bande dessinée en 2003 (Salammbô, les périls de Carthage; en anglais, Battle for Carthage), Salammbô sertie d’étonnants bijoux et revêtue d’extravagantes tenues futuristes demeure conforme à l’image de la femme exotique et sublime.

Salammbô sur la pochette du jeu «Battle for Carthage», 2003. Mais où est donc passé son python?

De Salammbô à Salma Hayek

Sans référence directe à Salammbô, des œuvres de la fin du XXe siècle ont ressuscité la figure érotique de la femme désirable associée à un serpent. Nastassja Kinski se fait photographier par Richard Avedon, en 1981, nue, un reptile enroulé autour de son corps.

L’œuvre, diffusée sous la forme de posters, connut un grand succès et fut souvent imitée.

En 1996, dans le film From Dusk till Dawn, réalisé par Robert Rodriguez (en français, Une Nuit en Enfer), Salma Hayek incarne une danseuse satanique qui tétanise Quentin Tarantino dans le rôle de Richie. De la même manière, l’apparition de la sublime Salammbô, dans les jardins d’Hamilcar, avait échauffé et subjugué l’esprit de Mathô. Quentin Tarantino, qui est aussi l’auteur du scénario, se serait-il inspiré de la Carthaginoise de Flaubert?

Salma Hayek dans «From Dusk till Dawn».


Christian-Georges Schwentzel a publié «Le Nombril d’Aphrodite, une histoire érotique de l’Antiquité», aux éditions Payot.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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