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Culture / La Suisse entre la croix gammée et le faisceau


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Mars 1938. L’Autriche, sous la pression des Allemands et des partisans autrichiens du nazisme, est annexée par l’Allemagne nazie, en dépit de la volonté du chancelier Schuschnigg de soumettre la question à un référendum. C’est l'Anschluss. Au même moment, l’écrivain et journaliste français Jean-Richard Bloch (1884-1947), figure de la vie intellectuelle et de l’antifascisme, se trouve en Suisse.



Correspondant de Romain Rolland, Compagnon de route du Parti communiste — il prendra sa carte en 1939 et travaillera pour Radio-Moscou en URSS entre 1941 et 1945 — Jean-Richard Bloch est aussi directeur, avec Louis Aragon, du quotidien Ce Soir, co-fondé par le PC en 1937. 

Ce Soir, tiré à environ 200’000 exemplaires avant-guerre, est le journal du Front Populaire et un grand soutien de la République espagnole. Dès sa création, les collaborateurs, parmi lesquels Paul Nizan, André Lhote, Andrée Viollis et les photographes Henri Cartier-Bresson, Gerda Taro, Robert Capa et David Seymour, documentent la montée du fascisme en Europe. C’est une vigie particulièrement attentive aux visées expansionnistes de l’Allemagne hitlérienne. D’où sa large couverture, en textes et images, de l’entrée des nazis dans Vienne. 

Le 18 mars, cinq jours après l’Anschluss, Jean-Richard Bloch télégraphie à la rédaction de Ce Soir, depuis Zurich, les premières impressions recueillies sur place: «La Suisse trahit en ce moment son inquiétude»; «Le Suisse est calme, pondéré, immunisé contre les sursauts nerveux, jusqu’à l’instant où la colère le prend. Alors il devient terrible.» Suit une grande enquête en dix épisodes, publiée du 5 au 17 avril 1938 sous le titre «La Suisse en danger». 

Pourquoi la Suisse, alors qu’au même moment l’Espagne est à feu et à sang, que la Tchécoslovaquie vit les prémices de la crise des Sudètes, que la Pologne comme les pays Baltes craignent pour leur indépendance et que le Royaume-Uni et la France ne veulent se résoudre à préparer la guerre? 

Une Deutsche Kulturkarte, celle-ci datée de 1940. © Numistral

«Aux frontières de la croix gammée et du faisceau»

D’abord parce que la Confédération, comme l’écrivait encore Bloch le 18 mars, «figure sur la carte ‘officielle’ du Reich futur de Hitler» la Deutsche Kulturkarte, largement diffusée par la propagande. Sur les 4,3 millions de citoyens suisses recensés à l’époque, l’OFS indique que près des trois quarts sont germanophones (contre 20% de francophones, 5% d’italophones). Le risque de tentative d’annexion de la Suisse, parce que sa population serait majoritairement de culture et de langue germanique, est, dans l’esprit de Jean-Richard Bloch et de nombre d’antifascistes français comme suisses, réel. 

Ensuite, sur le plan géographique: «La Suisse n’a plus que trois voisins», dont un seul, la France, n’est pas (encore) tombé aux mains des fascistes, appuie Bloch. Une partie de l’enquête est donc consacrée à l’examen, d’abord de la frontière suisso-allemande, ensuite des verrous défensifs qui, s’ils étaient pris, ouvriraient la voie vers la France. 

Au nord, la «frontière biscornue» ne suit pas le cours du Rhin. Elle est faite, en vestige des guerres de territoires médiévales, d’enclaves, d’îlots allemands en territoire suisse, et vice-versa. Cela crée des complications aux voyageurs du chemin de fer: pour aller de Schaffhouse à Zurich, la ligne directe traverse un district allemand, et même si le train ne s’arrête pas, les voyageurs sont tenus de posséder un visa du Reich. A l’inverse, si vous voyagez en Suisse et que votre train suisse entre en gare allemande de Constance, à condition de ne pas quitter le wagon, vous serez toujours en territoire suisse. 

Les autorités suisses, raconte Jean-Richard Bloch, se plient semble-t-il avec stoïcisme à ces exigences. A tort. En Argovie, le long de la frontière, se trouvent deux villes, Zurzach et Koblenz (Suisse, à ne pas confondre avec Koblenz, Allemagne), qui constituent «une tête de pont d’importance européenne». En plus de la forteresse sise sur les hauteurs de la ville, un autre fort fait face à Schaffhouse et trois autres sont disposés sur la rive du Rhin en direction d’Eglisau. Prendre Koblenz, ville du confluent de l’Aar et du Rhin, donne accès à la Sarine, puis au canton de Vaud, ou encore à Zoug, Neuchâtel, Genève, et au-delà, la France... 

La situation est d’autant plus préoccupante que des avions allemands survolent régulièrement et «insolemment» le système défensif, la «ligne Maginot» helvétique, comme Bloch la qualifie alors. Dans les villes et villages frontaliers, des exercices d’alerte ont lieu, au cri de ralliement de «A bas le Schwab!». 

D’autres verrous historiques, que sont les passages du Saint-Gothard, du Simplon et du Grand-Saint-Bernard ont également repris, à cause du voisinage de l’Italie fasciste, leur «importance millénaire». 

Est aussi longuement souligné l’intérêt de la «serrure» de Saint-Maurice. Voie historique pour une invasion militaire, le «petit Gibraltar helvétique» est défendu depuis le début des années 1930 mais aussi convoité par les services secrets italiens. 

Pour donner du poids à son raisonnement, le journaliste présente comme une édification à ses lecteurs français un plan (imaginaire, mais facile à imaginer) d’invasion de la Suisse par l’Allemagne au Nord et l’Italie au Sud. Cela n’a rien de «rêveries du café du Commerce», écrit-il. Et d’avancer: le renseignement militaire italien s’intéresse, avec des complicités helvétiques, au système de défense de la vallée du Rhône.

A la Une de Ce Soir, le 17 avril 1938. © Gallica/BNF

«Un journal renseigne, n’affole pas», telle était la devise publiée dans les premiers numéros de Ce Soir en mars 1937.  D’un strict point de vue géographique, donc, la Suisse se trouve bel et bien «en danger». Jean-Richard Bloch en appelle à la mobilisation, avant tout des consciences, et à la «sécurité collective».  «Aux frontières de la croix gammée et du faisceau», «la Suisse en danger, ce n’est pas seulement une menace injuste contre un peuple ami, honnête, simple, laborieux, foncièrement pacifique et républicain. C’est aussi la France en danger.»

La cinquième colonne

La force de l’enquête, outre sa démonstration géostratégique, réside aussi dans l’exposition des dangers qui menacent directement et de l’intérieur la Confédération à l’aube de la Seconde guerre mondiale. 

La population, note le visiteur en écoutant les conversations autour des kiosques à journaux, dans les cafés et les commerces, fulmine contre «la cinquième colonne», une expression née de la guerre d’Espagne et qui désigne l’infiltration de partisans nationalistes dans le camp républicain. Et une affaire en particulier est sur toutes les lèvres, dans la région et la ville frontalière de Zurzach (aujourd’hui Bad Zurzach, Argovie): l’affaire Mallaun, «l’affaire la plus troublante pour l’intégrité nationale de la Confédération, (...) le point de départ de révélations graves pour la conscience du peuple helvétique et la sécurité de l’Occident».

Au cours d’un voyage à Berlin, en 1935, l’entrepreneur en construction Mallaun avait été arrêté, sous le prétexte fallacieux courant à l’époque, trafic de devises. Après un séjour dans une prison allemande et une évasion rocambolesque, une année plus tard, Mallaun fait irruption dans une réunion des électeurs de Zurzach et révèle les véritables circonstances de son arrestation. Il dit avoir été livré à la Gestapo par un des agents suisses de la police politique nazie, le propre président de commune de Zurzach, le colonel Keusch, avec lequel il avait un démêlé personnel. Scandale. S’en suit un procès en diffamation, au cours duquel Mallaun apporte des preuves de la collusion du président avec la police allemande. L’enquête et les perquisitions confirment: à Zurzach comme ailleurs en Argovie, la Gestapo intervient directement et ouvertement dans des litiges entre des citoyens suisses. Confondu comme agent du IIIème Reich, Keusch est très brièvement emprisonné, ainsi qu’un juge fédéral de ses complices. 

Un scandale qui fait date, certes, mais qui ne surprend pas les citoyens suisses engagés depuis de nombreuses années dans la lutte contre la montée des fascismes, ni même ceux qui, loin de toute préoccupation partisane, tiennent simplement à l’indépendance et à la neutralité de la Suisse. Les petites comme les grandes affaires de collusion d’officiels avec le parti nazi, d’infiltration d’agents allemand agitateurs, de complaisance, même, des autorités fédérales tant avec l’Allemagne qu’avec l’Italie, Jean-Richard Bloch en dresse un inventaire partiel. 

C’est une minorité agissante mais souvent bien placée dans la hiérarchie politique et militaire (on l’a vu avec l’exemple du colonel Keusch), et au fort pouvoir de nuisance. Ce sont des petits groupes qui ont fait allégeance à l’Allemagne, qui se saluent à la manière nazie, le bras tendu en criant «Heil Hitler» et jurent, par exemple, de «liquider la franc-maçonnerie» en Suisse. 

Ces groupes sont parfois constitués en partis politiques, voire financés directement par le ministère de la propagande de Joseph Goebbels. La Force nationale suisse, association fondée en 1926 par le colonel vaudois Fonjallaz, est tournée vers l’imitation du fascisme romain. L’Union Nationale, du Genevois Georges Oltramare, est sans doute la plus connue, par les activités ultérieures de son fondateur en France occupée. Elu au Conseil national en 1935, Oltramare est ouvertement antisémite, cherche à faire interdire la Franc-maçonnerie en Suisse et se fait appeler «le petit Duce». Le frontisme, mouvement politique d’extrême-droite, agrégeant plusieurs partis antisémites et proches du nazisme, tente une «marche sur Berne» en 1937, avant que ne soit prouvée leur affiliation à la Gestapo. 

Les chiffres ne sont pas énormes: le Front National, parti fascisant le plus puissant de Suisse alémanique, compta jusqu’à 9’000 adhérents en 1935.  «Il y a 140 000 Allemands en Suisse, avance Jean-Richard Bloch, dont 10% sont des nazis militants. Il existe une section nazi (sic) officielle dans chaque ville et 18 organisations diverses (pour la jeunesse, les femmes, les anciens combattants, les jeunes filles, les gymnastes, les étudiants et même pour les dames tricoteuses !), toutes affiliées au centre de Berne, qui travaille sous la direction de son chef, Koderle (Richard Koderle, directeur du bureau étranger du NSDAP pour la Suisse, l’Italie, l’Autriche et la Hongrie, ndlr), résidant à Berlin».

La majorité silencieuse y est plutôt hermétique. Mais on craint, du côté du gouvernement, des représailles politiques si la tension venait à monter entre militants fascistes et citoyens suisses. «Tous les peuples ne sont pas immunisés», avertit Bloch. 

Jean-Richard Bloch en 1915 par Jenny de Vasson. 

Avant mars 1938 et le tournant de l’Anschluss, les diverses compromissions des politiques suisses, l’indulgence relative envers les agitateurs et l’absence d’un dispositif légal contre l’espionnage ont permis aux idées fascistes de progresser. A Schaffhouse, Jean-Richard Bloch rencontre Schmied Amann, fondateur du Parti des paysans schaffhousiens, engagé contre les mouvements fascistes. Lui et d’autres militants de gauche ne se bercent pas d’illusions: contre le fascisme, la réponse de la Suisse n’est de loin pas assez forte. 

Cela se manifeste par exemple par une surveillance sourde de la presse. L’Allemagne cherche alors à établir avec la Confédération une «convention de presse» qui rendrait impossible la critique, dans les journaux suisses, du régime hitlérien... Cette idée a le soutien de certaines figures politiques, préférant jouer profil bas plutôt que de risquer «une réaction vive de Hitler». De fait, la moindre allusion insultante ou seulement critique aux dirigeants du IIIème Reich déclenche les excuses officielles de M. Motta, Président de la Confédération en 1937, et le journal reçoit un sévère avertissement. C’est arrivé à la Volkszeitung de St-Gall, après un article pointant «les symptômes de déséquilibre» de Hitler. 

Sans réaction non plus des autorités fédérales, du moins d’après les renseignements recueillis par Bloch, la tête du directeur de l’Arbeiterzeitung, un journal argovien antinazi, a été mise à prix par les Allemands, ainsi que celle du président de la commune de Schaffhouse. La tension est à son comble et tout est bon pour éviter l’incident diplomatique. 

«La Suisse se ressaisit»

Pour autant, la majorité silencieuse, par principe opposée à toute atteinte à l’indépendance de la Suisse, n’est aucunement abattue. Elle trouve même, et la presse antifasciste française, par la voix de Jean-Richard Bloch, avec elle, des raisons d’avoir confiance. 

A Bâle, surnommée «Rotes Basel», Bâle la Rouge, où les socialistes et les sociaux-démocrates détiennent la majorité au Grand Conseil, une sorte de Front Populaire s’est constitué contre la propagande nazie. Mais les partis en lutte ouverte contre le fascisme ne se trouvent pas uniquement à gauche. La droite bourgeoise se montre également très hostile, surtout en Suisse alémanique, à la propagande active de ces mouvements.

Dans les Grisons, relève avec soulagement le reporter, on ne trouve nulle trace dans l’opinion d’irrédentisme italien ou allemand. 

Enfin, c’est au Tessin, qui «a su se purger de l’infection», que la résistance au fascisme est la plus éclatante. Dès 1933, un parti fasciste satellite de Rome est créé. Aussitôt, la société et le monde politique local s’organisent spontanément pour contrer l’offensive et, l’année suivante, la tentative de «marche sur Bellinzone» est un échec retentissant. 

«Quelle serait l’attitude du peuple suisse en cas d’une tentative des armées allemandes pour forcer le passage?» demande Jean-Richard Bloch aux citoyens rencontrés sur son chemin. Un chômeur installé près de la frontière orientale répond: «Il se lèverait tout entier ! (...) Nous sommes des démocrates, des hommes libres!» 

Et cela se traduit depuis quelques mois dans les urnes. Soumise à la votation le 28 novembre 1937, menée par Arthur Fonjallaz et Georges Oltramare, l’initiative populaire «Interdiction des sociétés franc-maçonniques» est rejetée à près de 70% par le peuple et par tous les cantons à l’exception de Fribourg. 

Le 21 mars 1938, une semaine après l’Anschluss, le Parlement suisse proclame une déclaration solennelle d’indépendance et de volonté d’indépendance. Il s’agit, en pratique, d’un Plan proposé par les élus socialistes sur une réforme financière, démocratique et militaire, avec en vue la défense nationale. Des commissions techniques sont créées, intégrant un représentant de chaque parti élu, des meetings communs réunissent membres de l’état-major et parlementaires socialistes. Le même jour, on enregistre un échec des partis pro-fascistes dans deux grandes villes, Zurich et Winterthur, et le Conseil de guerre de Zurich décide l’acquittement de presque tous les accusés, communistes compris, dans l’affaire des volontaires pour l’Espagne. 

L’heure est à l’armement intellectuel contre la propagande nazie, encourage Jean-Richard Bloch à la fin de son enquête, à la «résistance psychique», contre le travail de sape de l’unité nationale par la propagande nazie. Mais le combat ne fait que commencer. Le journaliste laisse à ses lecteurs le soin de conclure ce qu’il en va du danger pour la Suisse, et pour la France, après cet état des lieux. 

«La loi du fascisme est de ne pas laisser souffler l’imagination ou la sensibilité des humains». Il ne faut pas se laisser aller à combattre le fascisme avec ses propres armes, «s’abandonner aux sentiments élémentaires et primitifs». En perdant tout espoir, ajoute-t-il en cette veille d’une longue nuit pour l’Europe et l’humanité, nous devenons des proies. 

Affiche contre l'initiative d'interdiction de la franc-maçonnerie en 1937. © Gebrüder Fretz, Zürich


Les faits sont portés depuis plusieurs décennies à la connaissance du grand public: la Suisse a eu une manière particulière de conserver la neutralité et l’intégrité de son territoire entre 1939 et 1945. Sur le sujet, récemment, nous signalons un documentaire, La neutralité suisse, l’art de la prospérité, de Philippe Saada (2020), ainsi que la colossale étude de Ruth Fivaz-Silbermann, La Fuite en Suisse, Les Juifs à la frontière franco-suisse durant les années de «la Solution finale» Itinéraires, stratégies, accueil et refoulement, parue en 2020 aux éditions Calmann-Lévy. Sur les sympathisants nazis suisses et leurs actions au cours de la Seconde guerre mondiale, on lira également avec profit Le Crime nazi de Payerne de Jacques Pilet (réédition Livreo Alphil, 2017). 

 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

3 Commentaires

@Yves 09.04.2021 | 10h44

«Excellente recension d'une série de reportages largement oubliés aujourd'hui mais qui traduit fort bien les tensions de l'époque. Difficile, aussi, de ne pas faire un parallèle avec la réalité d'aujourd'hui. La menace totalitaire n'est plus nazie mais vient de la Chine de Xi Jinping, laquelle réagit avec la même énergie face aux affirmations des valeurs démocratiques et des défiances face à l'autoritarisme du gouvernement de Pékin exprimées par le Conseil fédéral dans sa "Stratégie Chine" parue courant mars. Il est vrai que l'opinion, même à plus haut niveau, se laisse parfois aller à de fort gênantes indulgences envers les dictatures, du moment qu'on peut préserver les intérêts économiques. Ce qui était vrai dans les années 1930 l'est toujours aujourd'hui.»


@miwy 09.04.2021 | 12h19

«Excellent rappel, merci !»


@simone 10.04.2021 | 11h42

«Merci de ce rappel historique attristant. Le parallèle avec la Chine, actuellement, est évident. Y a-t-il vraiment aujourd'hui des fonctionnaires chinois qui "enquêtent" librement sur notre territoire pour "dénoncer" des présences illégales sur notre territoire et "faire la police" à notre place?
Suzette Sandoz»