Lu ailleurs / Vaccin russe: vol d’essai en Sputnik V
Le 11 août dernier, la Russie a surpris tout le monde en annonçant avoir déposé le premier vaccin contre le coronavirus, Sputnik V, développé par l’Institut national de recherche en épidémiologie Gamaleïa. Des dizaines de milliers de volontaires étaient appelés à participer à la «phase III», le test grandeur nature du vaccin. Svetlana Reiter, envoyée spéciale à Moscou pour le média russe d’opposition Meduza, basé à Riga en Lettonie, a décidé de participer à l'essai. Depuis près de deux mois maintenant, elle tient un journal quotidien de l’expérience.
«Mais tu es folle?!» C’est ce que les amis et les proches de Svetlana Reiter lui ont souvent répété. Son désir de participer au test du vaccin Sputnik V était, au départ, assez éloigné d’un réflexe journalistique.
Vivant avec sa petite fille, souvent malade, et ses deux parents, âgés, la reporter a voulu participer, à son échelle, aux efforts de la science pour combattre le SARS-CoV-2. «Il faut que quelqu’un se dévoue».
Rue Kazakov, Moscou
Après avoir rempli un questionnaire détaillé, un mois passe, puis Svetlana reçoit un coup de téléphone: une convocation à se rendre dans une clinique de Moscou, la polyclinique municipale 46, rue Kazakov. Dans une aile du bâtiment vide de tout patient, cela commence par un examen médical de routine. Un médecin écoute ses poumons, mesure sa tension, l’interroge sur ses éventuelles allergies, sur ses antécédents. Une analyse d’urine permet de réaliser du même coup un test de grossesse et une toxicologie. Puis, une batterie d’autres tests sanguins, notamment une sérologie du VIH et enfin, la fameuse PCR.
Svetlana se voit expliquer qu’elle sera exclue de l’essai si elle présente déjà des anticorps contre le coronavirus.
Les termes du volontariat sont détaillés sur 17 pages. L’étude est prévue pour durer 180 jours. Deux injections seront réalisées, à trois semaines d’intervalle. La veille de la première, pas d’alcool, pas de sport. Pas trop de tabac non plus, et pour les six mois à venir, pas d’activité physique trop intense. Si un volontaire décède au cours de l’essai, la clinique et le gouvernement de Moscou prendront en charge les frais des funérailles à hauteur de 25’000 euros; en cas de handicap acquis à cause du vaccin, la compensation est de 20’000 euros.
Svetlana remplit tous les critères, la première injection a lieu le 21 septembre.
Bruits de couloirs et courbatures
Le jour J, la tension est palpable parmi les volontaires, hommes et femmes d’âges et de professions divers, entre 30 et 70 ans. Des caméras de télévision sont là pour immortaliser l’instant. Un médecin grommelle: «Ils sont donc venus pour montrer à quel point tout est formidable ici?»; une infirmière conseille à un homme âgé, volontaire pour l’essai de Sputnik V, de se tenir à l’écart des caméras.
Dans le hall de la clinique, Svetlana observe un homme d’une quarantaine d’années, furieux d’avoir été forcé par son employeur de participer à l’essai. Une autre infirmière confirme: le cas est fréquent dans les administrations publiques.
Elle apprendra aussi, en faisant la conversation, que l'intégralité du personnel de la clinique a contracté le virus. Certains employés n'ont rien ressenti, d'autres ont passé jusqu'à deux semaines en réanimation.
Le lendemain de l'injection, Svetlana se sent faible, migraineuse, fiévreuse. La gorge serrée, les muscles douloureux, le nez qui coule... De retour chez elle, elle doit renseigner tout symptôme dans une application mobile dédiée, qui ne fonctionne pas toujours très bien. Mais une chose la chiffonne. Sur les 40’000 volontaires, un quart ne reçoit qu’un placebo. C’est le principe d’un essai clinique. Son malaise est-il imaginaire? Aucun moyen de le savoir. Et il est défendu aux volontaires de communiquer entre eux.
Chaque dixième de degré de sa température, chaque frisson dans l’échine, chaque épisode migraineux est scruté. Contrairement à ce que la clinique avait promis, aucun médecin ne prend contact avec notre volontaire. Les premières heures, la solitude face à ses symptômes est le plus difficile à vivre, écrit-elle. «Si je meurs, personne ne se souciera de mes réactions au vaccin».
Au soir du troisième jour, un médecin téléphone enfin. Explique que le numéro de Svetlana avait été égaré, qu’elle avait été oubliée par la hotline. «J’entends à votre voix que vous êtes fatiguée et souffrante». Le lendemain, elle est alitée. C’est peut-être le Covid, dit le médecin. Svetlana organise déjà sa quarantaine, achète plusieurs cartouches de cigarettes, prévient ses proches... Le test revient négatif. Ce n’est pas le Covid.
«C'est acceptable»
Le 12 octobre arrive la seconde injection, à la clinique 46 de la rue Kazakov à Moscou. Au lieu de la foule que Svetlana s’attendait à voir, il n’y a que dix personnes dans la salle d’attente.
Les volontaires ont tous des raisons précises de participer à l'expérience. Une sexagénaire dynamique espère pouvoir recommencer à voyager. Pavel, jeune bio-informaticien, veut être un exemple pour ses proches. Deux autres femmes sont venues pour avoir la certitude de pouvoir retourner au travail. Et participer à l'effort collectif, ne pas se tourner les pouces en pleine tempête. Les plus âgés, eux, sont motivés par la perspective de revoir leurs petits-enfants.
A l’examen médical, la tension de Svetlana est un peu élevée. «C’est acceptable», répond le praticien. Elle insiste sur la douleur qu’elle ressent toujours, trois semaines après, au point de piqûre. «C’est acceptable». Elle se sent malade, courbaturée. «C’est acceptable».
Quelques heures après la seconde injection, le malaise augmente. Svetlana a trop chaud, le nez bouché, les muscles endoloris. Puis ces symptômes s’atténuent. Acceptables, donc... Le service téléphonique de la clinique est plus ponctuel.
Pour passer le temps, elle conseille la série Stranger Things sur Netflix et écoute Frank Sinatra. Elle est aussi inquiète. Quand ses amis lui demandent si elle est certaine que les autorités arrêteront l'essai si quelque chose tourne mal, elle n'est pas sûre de pouvoir répondre par l'affirmative.
Le 18 octobre, il y a moins d’une semaine, la clinique a annoncé à Svetlana Reiter qu’on allait mesurer ses anticorps et sa réponse immunitaire. Rien ne semble avoir «mal tourné» pour l'instant. L'étude se poursuit pour encore 150 jours.
Pas de Sputnik pour les Suisses
A Moscou, des affiches vantant la possibilité de se faire vacciner «gratuitement» contre le coronavirus, accompagnées de l’adresse de la clinique de la rue Kazakov, ont fleuri dans les halls d’immeubles.
Alors que la «deuxième vague» tant redoutée déferle sur l’Europe, la course au vaccin est plus que jamais d’actualité. L’OMS répertorie à ce jour pas moins de 42 essais cliniques en cours. La France recrute actuellement des volontaires pour un essai devant se dérouler d’ici la fin de l’année. 156 autres «candidats vaccins» sont encore en phase d’élaboration.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé début octobre que l’UE réservait 400 millions de doses auprès du Britannique AstraZeneca. Une partie sera redistribuée aux pays non-membres de l’UE, dont la Suisse, en plus des doses commandées auprès de Moderna au mois d’août. La Confédération vise une couverture vaccinale d’au moins 20%. Mais ce sera, a priori, sans Sputnik V. Aucune commande n'a été passée, aucune discussion ne semble en cours avec les laboratoires russes.
Le retour à une vie (presque) normale pour l’été 2021? Optimiste, mais envisageable.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Juanpablo45 26.10.2020 | 13h27
«On se méfie d'un vaccin produit en Russie, alors que notre pays, comme toujours se jette dans les bras des Américains et Européens, qui ne sont pas en avance du tout. À titre individuel, on a le droit d'aller à Moscou pour se faire injecter le fameux Sputnik .. Je suis prêt à tenter l'expérience»