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Culture

Culture / Englué dans la «pâte informe des jours»

Sabine Dormond

22 octobre 2020

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Dans son roman «L'obscur» paru aux Editions Hélice Hélas, l’enseignant et écrivain vaudois Philippe Testa, lauréat du prix du Roman des Romands en 2009, campe un univers légèrement futuriste qui caricature certains travers de notre société comme la sur-hiérarchisation, la cruauté du monde de l'entreprise, l'insipidité des divertissements de masse et l'absence de solidarité au niveau de l'Etat comme entre individus. Outre une critique de l’individualisation forcenée, ce roman soulève des questions intéressantes par rapport à la robotisation: Jusqu’où le confort contribue-t-il à notre bien-être? Que gagne-t-on à éviter l’effort physique?



Dans ce monde où des adjuvants compensent la fadeur des aliments, les sensations sont virtuelles, au même titre que la plupart des relations sociales. Anesthésiés de médicaments, rivés à leurs écrans par un travail qui les contraint à l’immobilité, les gens alignent les jours sans rien éprouver. Pour les sortir de cette apathie, des stimulateurs suscitent des «séquences d’émotions-types» à télécharger, comme autant de «paravents au vide». Grâce à ce succédané, «on croit vivre des émotions inoubliables, on croit vivre tout court». Et on touche là à l’un des grands questionnements de l’auteur qui se demande si la vie se résume à cette «sorte d’absence éveillée au milieu de personnes qui semblent n’être que les copies conformes d’un modèle disparu».

Le style, s’il irrite de prime abord par le foisonnement d’anglicismes et d’apocopes, se justifie toutefois par le fait qu’il appuie le caractère anticipatoire du récit. Alors que beaucoup de termes sont anglicisés, Philippe Testa choisit l’allemand Unterhaltung Indus pour désigner l’industrie du divertissement, sans doute à cause du préfixe Unter qui suggère un nivellement par le bas. «Les gens se convainquent de la qualité des déjections dont ils sont gavés.»

Le mal-être du narrateur

Le narrateur occupe un poste minable dans une entreprise dont on ignore ce qu'elle produit. Il y côtoie des gens «éduqués à désirer la servitude, formatés à accepter les rivalités entretenues entre eux». Lors des stages de sociabilisation, il prend conscience d’une sorte de décalage, même s’il devine que d’autres «ont aussi quelques difficultés à vivre passionnément une vie climatisée». Il se trouve notamment assez seul à penser que les réseaux «nourrissent l’ego, pas le cerveau».

Lui-même entretient des rapports très distendus avec sa famille. Ses parents ont dû s'exiler au Kenya pour pouvoir vivre de leur rente AVS. Ils habitent un îlot de richesse dans un océan de misère, bien protégés et sans aucun contact avec le reste de la société. Quant à son frère et sa sœur, ce sont des allégories de la superficialité avec qui il n’échange que des propos totalement convenus.

Peu doué pour la communication, le personnage principal trouve refuge dans les séries mathématiques: «Je regardais les nombres tomber, lentement, s’aligner proprement, se compléter parfaitement, dans leur détachement émotionnel, leur absence de jugement qui amenait une douceur désincarnée, l’apaisement, très loin de l’effervescence humaine.»

Ces qualités qu’il prête aux séries mathématiques, il les retrouve chez une femme assommée de chimie au point qu’elle est presque incapable de sortir de son lit et de sa léthargie. Une femme dont la plus belle déclaration d’amour reste totalement implicite: «Le silence qu’elle laisse planer est comme une chape d’amour et de douceur venue de très loin, une preuve matérialisée de mon existence à ses yeux.» Cette seule véritable attache lui donnera la force de se surpasser, une raison de se battre.

Des pannes d'électricité paralysent de plus en plus fréquemment des quartiers entiers. Elles donnent lieu à des pillages et autres débordements. Quand le pays tout entier sombre dans l'anarchie et que la survie immédiate devient la seule préoccupation de chacun, cet anti-héros découvre que ce ne sont pas les plus adaptés qui s'en sortent le mieux.

Philippe Testa montre, à travers un récit subtilement construit, où on en arrive quand on confie à la technologie et à la science le soin de résoudre les problèmes qu’elles ont causés: L’homme moderne se gave de médicaments en réponse à l’angoisse du vide qu’il a exacerbée à force de libérer du temps en délégant les tâches pénibles aux robots. Toutes ces substances génèrent une apathie qui ôterait tout son sel à la vie… s’il n’y avait pas autant de stimulateurs et d’adjuvants pour y remédier.


L'Obscur, Philippe Testa, Editions Hélice Hélas, 248 pages

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