Analyse / Crimes de la colonisation: il s’est passé quelque chose l’autre soir sur France 2
La mémoire des conflits contribue-t-elle à la paix ou entretient-elle l’esprit de revanche? C’était là, sans doute, le principal enjeu du documentaire choc diffusé mardi 6 octobre en prime time, chose rare pour un tel contenu, signe de l’importance accordée par la direction de la chaîne publique française à la tranche d’histoire qui nous était contée: «Décolonisations: du sang et des larmes».
Un document présenté comme exceptionnel. Comprenant des images d’archives inédites. Qui plus est colorisées. Les Français présents ce soir-là devant leur poste n’ont pas pu ne pas y voir une ressemblance frappante avec les grands documents consacrés aux deux guerres mondiales. Un récit, des images, un ton, une musique, une dramaturgie désignant un seul coupable devant l’Histoire: la France. Pas d’excuses pour elle, pas plus qu’il n’y en eut pour l’Allemagne agressive de Guillaume II, plus tard l’Allemagne barbare d’Hitler. Ou encore pour la collaboration du régime de Vichy. «Bon film», lançait, en préambule, le présentateur de l’émission, Julian Bugier, comme pour atténuer la force et l’audace de ce qu’on allait voir.
«Cette histoire a laissé des traces indélébiles dans les cœurs et dans les âmes»
«Côte d’Ivoire, Vietnam, Algérie, Madagascar, Syrie, Maroc, Gabon. L’empire colonial français s’est effondré en un quart de siècle. La France s’est acharnée à conserver ses colonies par tous les moyens. L’aveuglement de la République a nourri des décennies de haines et de violences. Cette histoire a laissé des traces indélébiles dans les cœurs et dans les âmes.» Le propos introductif, servi par la voix off et sans appel du comédien martiniquais Lucien Jean-Baptiste situe le propos de ce que l’on s’apprête à regarder et prendre en pleine figure: aucune circonstance atténuante, que cela soit bien clair, ne sera accordée à une république criminelle, exploiteuse et accaparatrice quand elle se prétendait émancipatrice. La charge est rude. Rude parce qu’inhabituelle. Comme si le temps était venu, soixante ans après les indépendances, de dire la réalité des choses, frontalement. Les personnes de bonne volonté peuvent toujours entendre des vérités, même les plus dures, même les plus gênantes.
Il y eut d’abord l’Empire colonial français, foncièrement inégalitaire pour les indigènes. Puis, en 1946, l’Union française. Un nouveau cadre pour un nouveau départ, sur des bases égalitaires, cette fois. Il n’en fut rien dans la réalité. L’exploitation continua de plus belle en Afrique et en Asie. Bien que départementalisées, suivant leurs vœux, les concernant, d’être pleinement françaises, les Antilles restèrent figées elles aussi dans une inégalité de fait, les terres restant en main des seuls béqués, les Blancs créoles, les Noirs vivant le plus souvent une situation de pauvreté.
«Le colonisateur blanc n’est donc pas invincible»
Pendant ce temps, la lutte armée couvait. Ce furent d’abord des révoltes. Les temps avaient changé. La France avait été défaite en 40. «Le colonisateur blanc n’est donc pas invincible.» Ces soulèvements, comme à Sétif en 1945 en Algérie, le 8 mai, le jour même où l’Europe fêtait folle de soulagement la capitulation allemande, ou comme à Madagascar en 1948, firent des dizaines ou centaines de morts parmi des civils français pris pour cibles. Ces exactions furent suivies de répressions volontairement disproportionnées, causant la mort de milliers ou dizaines de milliers d’indigènes. Il s’agissait de tuer dans l’œuf toute velléité indépendantiste. On parla, à propos d’un village éradiqué, d’«Oradour malgache».
Honteuse de sa reddition en 40, la France entendait redorer son blason. Les troupes coloniales qui avaient pris part au débarquement d’Italie en 43, puis à celui de Provence en 44, ne devaient pas ravir la vedette aux soldats de métropole, issus de la Résistance, à l’approche de Strasbourg en 45. Ces troupes furent donc «blanchies».
Un massacre, longtemps tu, fit cinquante morts parmi les tirailleurs sénégalais de retour au pays. Ils réclamaient le paiement de leurs soldes pour services rendus en Europe, à l’égal de leurs frères d’arme européens. Le commandement français, présent à ce moment-là, ordonna le rassemblement de ces hommes sur une place et fit ouvrir le feu sur eux. Un crime.
La fin des illusions coloniales françaises
«Je vous donne la paix pour dix ans», avait dit un général français aux politiques après les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata. Il avait raison. A un an près. En 1954 éclata en Algérie ce qui ne fut reconnu officiellement en France sous le nom de guerre qu’en 1999. La France n’avait déjà plus le soutien des Etats-Unis et encore moins celui de l’Union soviétique, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes mais aussi parce que ces deux géants convoitaient l’un et l’autre les possessions françaises et britanniques – la Grande-Bretagne, elle, passe pour s’être moins accrochée que la France à ses colonies. Battue à Diên Biên Phu en 1954, perdant du même coup l’Indochine, la France dit adieu à ses dernières illusions coloniales en quittant l’Algérie en 1962, se retirant sur ses terres ancestrales d’où elle mena une politique résolument européenne, principalement franco-allemande, sous la houlette du général de Gaulle.
Dans «C’était de Gaulle», Alain Peyrefitte, l’ex-ministre du «libérateur de la France», prête à ce dernier ces mots, justifiant la perte de l’Algérie: «Si nous faisions l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées!»
Soixante ans plus tard, que faire de ce champ de ruines mémoriel? L’enseigner, certes, et l’école française s’y emploie. Mais certains lui demandent de faire plus, d’en faire plus. De dire les faits, un minimum, mais aussi de reconnaître les torts, les fautes, les crimes de la France. Autrement dit de faire repentance. Comme elle le fit à l’égard des juifs. La comparaison avec la déportation d’une partie de ceux-ci – un quart du total – sous le régime de Vichy, a nourri et nourrit encore une «concurrence mémorielle» délétère.
Ces descendants d'ex-colonisés qui se disent «néocolonisés»
La question est la suivante: la reconnaissance sans ambages des torts et crimes coloniaux français, mettrait-elle fin aux rancœurs ou les accentuerait-elles? On pense aux descendants des ex-colonisés qui pour une part d’entre eux se disent «néocolonisés» en France même. On pense aussi et a contrario à ceux des Français qui estiment que les indépendances ont réglé la question et qui supportent de moins en moins les revendications et menées du camp décolonial, qui plus est dans un contexte marqué depuis quelques années par le terrorisme islamiste, lequel se nourrit en partie du récit colonial.
Car à la différence des juifs, dont la reconnaissance des crimes de Vichy – de l’«Etat français», selon la déclaration forte du président Jacques Chirac en 1995 – a comme renforcé leur attachement à la France, nonobstant l’émigration vers Israël, les descendants des ex-colonisés continuent, pour partie, d’entretenir un rapport de défiance, voire conflictuel, avec ce pays dont ils sont pourtant, mais duquel ils s’estiment, à tort ou à raison, rejetés. Le projet de loi sur le «séparatisme islamiste» – qui pourrait finalement porter un intitulé moins évocateur, si l’on y songe un peu, de l’époque coloniale – montre que la question du même nom, de part et d’autre, n’est pas soldée. Ou plutôt qu’elle est soldée sans l’être.
Le danger, toutefois, d’une pression constante de descendants d’immigrés sur la France au sujet de thèmes à fleur de peau, est d’accroître un sentiment de ras-le-bol dans le «camp» d’en face, qui pourrait à son tour se penser humilié «dans son propre pays». En ces domaines, il faut savoir rabattre ses prétentions, autrement dit, négocier un accord qui ne dise pas son nom et qui pourrait procéder par exemple d’une initiative franco-algérienne accouchant d’un «compromis historique» valant réelle pacification des mémoires. L’actuel tout pour le tout n’est pas la bonne solution.
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