Actuel / Classement des poursuites contre Addax Petroleum: de la poudre aux yeux
Le Ministère public genevois vient d'abandonner les poursuites pénales qu’il avait ouvertes en février dernier contre le groupe pétrolier basé à Genève. De son côté, Addax versera 31 millions de francs à titre de réparation à l’Etat de Genève. Mais le procédé suscite de gros doutes. S'il remplit les caisses publiques, il donne aussi la fâcheuse impression de permettre aux délinquants en col blanc d’acheter leur impunité. Et sur le plan juridique, les explications du parquet tiennent mal la route.
Le groupe pétrolier basé à Genève Addax Petroleum versera 31 millions de francs au canton «à titre de réparation». En contrepartie, le premier procureur Yves Bertossa a classé l’enquête pénale ouverte en février dernier pour corruption d’agents publics étrangers, a annoncé le Ministère public genevois la semaine dernière. «Une issue pragmatique», s’est félicité le magistrat dans Le Temps de mercredi 5 juillet.
Pragmatique peut-être, et même très lucratif pour les finances publiques genevoises, le procédé éveille néanmoins de gros doutes. Car jusqu'à preuve du contraire, le travail d'un procureur est d'établir les faits et si ceux-ci le justifient, de porter l'affaire devant un tribunal. Pas remplir les caisses de l'Etat. S’il paraît vaguement inspiré de certaines pratiques en cours aux Etats-Unis, le tour de passe-passe utilisé par Yves Bertossa n'apporte aucune réponse à la question que tout citoyen est en droit de se poser: ne donne-t-il pas à la criminalité en col blanc le moyen d’acheter son impunité?
Une première fois pour HSBC
Ces questions sont d'autant plus justifiées que c’est la seconde fois que le parquet de Genève use de la même procédure. Il y a deux ans, le Ministère public avait classé de la manière identique les poursuites déclenchées contre la banque HSBC, pour blanchiment d’argent aggravé, à la suite des révélations du Consortium international de journalistes d’investigation et des médias partenaires de «SwissLeaks». L’établissement genevois avait versé 40 millions de francs à la caisse cantonale.
Dans les deux cas, le Ministère public explique en substance qu’une enquête en bonne et due forme aurait pris énormément de temps et nécessité de gros moyens pour un résultat très incertain. Le classement en échange d’une coquette réparation permet de s’économiser tous ces efforts et d’obtenir en outre des établissements mis en cause qu’ils reconnaissent non pas les charges pesant sur eux, mais au moins certaines erreurs dans la conduite de leurs affaires.
Légalité incertaine
Dans l’affaire Addax, l’instruction visait le directeur général, son responsable juridique, ainsi que la société elle-même. Les prévenus étaient mis en cause pour des versements portant sur plusieurs dizaines de millions en faveur d’une société et d’avocats au Nigeria. Pour le Ministère public, ces montants auraient pu servir «à rémunérer illégalement des officiels nigérians dans le but de favoriser l’activité d’Addax dans ce pays».
Quatre mois d’enquête auront permis de démontrer que ces paiements «n’étaient pas suffisamment documentés et que, par conséquent, des incertitudes demeuraient quant à leur légalité. Les prévenus ont admis de leur côté «d’éventuels manquements et déficits organisationnels au sein d’Addax». Selon eux toutefois, aucune intention délictueuse ne peut être établie.
Yves Bertossa n’ira donc pas plus loin. Au vu des mesures internes prises par Addax «pour renouveler son personnel dirigeant à Genève» et pour mieux prévenir la corruption, et compte tenu de la somme rondelette que le groupe s’est montré prêt à verser, le Ministère public estime pouvoir renoncer aux poursuites.
Base légale discutable
Juridiquement, sa décision est fondée sur l’article 53 du code pénal qui, explique le communiqué, «prévoit que lorsque le prévenu a réparé le dommage ou accompli tous les efforts que l’on pouvait attendre de lui pour compenser le tort qu’il a causé et rétablir une situation conforme à la loi, il est mis fin à la procédure.»
Le parquet omet cependant de citer cette disposition dans son entier. En réalité, pour qu’un classement puisse intervenir sur cette base, d’autres conditions doivent également être réunies. L’une d’elles exige en particulier que l’intérêt public et l’intérêt du lésé lui-même à la poursuite de l’auteur apparaissent «peu importants». L’intérêt public à poursuivre des faits de corruption d’agents publics étrangers commis au profit d’un groupe basé en Suisse serait-il «peu important»? Quant au lésé, encore faudrait-il savoir de qui il s’agit. L’Etat de Genève aurait-il réellement été la principale victime dans cette affaire – si les charges s’étaient vérifiées – au point de pouvoir prétendre recevoir 31 millions de francs? Après tout, l’enquête avait été ouverte pour corruption d’agents publics étrangers, pas genevois…
Vague mea culpa
La voie choisie par le Ministère public paraît d’autant plus curieuse que le nouveau code de procédure pénale, en vigueur depuis 2011, a créé une procédure spéciale, dite «simplifiée», précisément pour traiter de manière plus efficiente des cas de criminalité économique complexe. Fondée sur l’idée du plea bargain à l’anglo-saxonne, cette procédure repose sur un accord entre le prévenu, l’accusation et le lésé, quand il y en a un.
Le deal porte alors sur la peine qui sera prononcée et l’indemnité versée au plaignant. Mais il faut avant tout que l’accusé reconnaisse les faits qui lui sont reprochés. La procédure simplifiée débouche alors sur une vraie condamnation – c’est toute la différence avec le classement accompagné d’un vague mea culpa des prévenus utilisé à Genève. En procédure simplifiée, le procureur stoppe les investigations, fixe la peine et transmet directement le dossier au tribunal. Celui-ci ne pourra que ratifier ou rejeter la proposition du Ministère public, mais pas la modifier.
Mais les investigations du parquet genevois ne lui auront pas permis de réunir suffisamment de preuves pour amener HSBC et Addax à entamer une procédure simplifiée. Dès lors, le classement de ces deux dossiers, même s'il a rapporté 71 millions de francs à l'Etat de Genève, ne doit pas cacher la réalité: légalement, l'accusation n'a rien prouvé, rien démontré. Quand tel est le cas, c'est aussi le travail du Ministère public que de reconnaître un échec.
Qu'a donc obtenu le premier procureur Yves Bertossa? Du cash et une couverture médiatique, mais après? On peut espérer qu'au sein de la magistrature et des juristes, ces questions ne restent pas sans réponse. Car le procédé utilisé dans ces deux affaires donne surtout l'impression que la justice renonce à faire son travail: appliquer la loi et rien d'autre.
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