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Actuel / De Zeus à Gabriel Matzneff : comment la morale sexuelle a évolué

Bon pour la tête

14 février 2020

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L’affaire Matzneff traduit un changement radical de notre morale sexuelle. «C’était une autre époque», explique ainsi Bernard Pivot qui avait interviewé avec une certaine complaisance l’écrivain aujourd’hui accusé de pédocriminalité. La morale sexuelle qui prévalait en France à la fin du XXe siècle, et même encore au début de notre XXIe siècle, n’était peut-être pas très éloignée de celle des Grecs et des Romains de l’Antiquité.




Christian-Georges Schwentzel Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine


Zeus, le dieu violeur

Dans la mythologie grecque, Zeus, maître des dieux, est un véritable prédateur sexuel. Métamorphosé en un charmant taureau blanc, il s’approche de la toute jeune princesse Europe, alors qu’elle se promène le long du rivage de Tyr, au Liban actuel. La bête incarne une puissance virile menaçante, mais Europe ne se doute pas de ses intentions. Elle trouve l’animal bien agréable à regarder. Lentement, il s’approche d’elle. La jeune vierge, qui n’est encore qu’une enfant naïve et confiante, se met à le caresser. Elle joue avec le taureau en lui mettant des fleurs dans la bouche et autour des cornes. Des fleurs à l’image de sa virginité qu’elle ne songe nullement à protéger. Quand la jeune fille finit par lui grimper sur le dos, Zeus se jette avec elle dans la mer et l’entraîne de force jusqu’en Crète où il la viole, dans un bois, sous la forme d’un aigle.

C’est métamorphosé en ce même rapace que Zeus enlève aussi Ganymède, un bel adolescent qui vivait en Asie Mineure. Zeus apprécie autant les jeunes filles que les garçons. Il traite Ganymède de la même manière que ses autres «conquêtes» humaines: il le viole. Puis, pour le garder à ses côtés, il l’installe sur l’Olympe et en fait son serviteur.

Des agressions sexuelles vues comme des exploits virils

Les Grecs n’ont pas condamné Zeus pour ces abus sexuels à répétition. Pas plus que les Romains n’ont mis en examen Jupiter, équivalent latin du grand dieu vivant au sommet de son Olympe. Au contraire, ils admiraient ces agressions comme autant d’exploits d’un dieu viril et manipulateur. Selon eux, Zeus, mâle tout puissant, avait bien raison de se faire plaisir, suivant les codes de la phallocratie du moment. Le comportement du dieu correspondait parfaitement à son statut social, les relations sexuelles impliquant alors des relations de pouvoir entre dominants et dominés.

Hadrien, empereur pédophile

Né en 76 apr. J.-C., lettré, passionné par la culture grecque, Hadrien se hisse au sommet de l’Empire romain en 117 apr. J.-C. Celui qui fait figure de bon gestionnaire et de souverain philosophe se consacre alors à sa lourde tâche avec beaucoup de sang-froid. Son bon sens et son sérieux administratif tranchaient avec les pratiques délirantes de certains de ses prédécesseurs. C’est pourquoi, dès l’Antiquité, on lui colla l’étiquette de bon empereur que la tradition ultérieure, notamment le célèbre roman de Marguerite Yourcenar, Les Mémoires d’Hadrien, grava dans le marbre.

C’est lors d’une de ses tournées d’inspection en Asie Mineure, au début de l’année 124, qu’il vit pour la première fois le petit Antinoüs. Il était de passage à Claudiopolis, en Bithynie, région du nord-ouest de l’actuelle Turquie. Des notables locaux, connaissant ses goûts, avait peut-être repéré le bel enfant et en avaient fait l’acquisition sur un marché aux esclaves de luxe. Ils avaient dû payer très cher ce cadeau exceptionnel. Constituèrent-ils une cagnotte? En tout cas, la dépense en valait la peine, car rien n’était alors plus valorisant pour l’élite des cités de l’Empire que d’obtenir la reconnaissance impériale.

En 124, le très sérieux Hadrien est âgé de 48 ans. Il porte la barbe des philosophes, suivant la mode qu’il lança lui-même. Face au premier empereur barbu, imaginez le visage encore poupon du petit esclave de 12 ou 13 ans à peine. L’empereur serait aujourd’hui immédiatement arrêté pour pédocriminalité.

Maître et esclave

L’esclavage fournissait alors au maître un vivier sexuel exploitable selon ses désirs, sans s’exposer à la réprobation sociale. Antinoüs devint ainsi le mignon d’Hadrien, son puer delicatus, comme on disait en latin. Un «garçon délicieux», du moins du point de vue de l’empereur qui l’exploitait sexuellement sans lui demander son avis. Antinoüs est vu comme un délice, tel un vin ou un plat raffiné qu’Hadrien «consomme» avec une modération toute calculée, juste pour pouvoir en reprendre à nouveau et sans jamais en être rassasié. Un véritable art de vivre, une sorte de régime, mais pour le maître uniquement, car les états d’âme de l’esclave sexuel ne comptent pas plus que ceux d’un animal de compagnie.

Selon les codes du virilisme romain, un homme libre peut très bien entretenir des relations sexuelles avec un jeune garçon, pourvu qu’il le domine et pourvu que le dominé soit d’un statut inférieur: esclave, affranchi, étranger. Posséder un beau mignon est alors très valorisant. Hadrien, respecté, ne cache pas son Antinoüs. Tout le monde connaît ses pratiques sexuelles.

Des pratiques sexuelles codifiées

Hadrien jouissait dans la bouche de son mignon. Il pouvait aussi le sodomiser, prenant pour modèle les scènes très réalistes représentées sur une coupe romaine, dite coupe Warren, aujourd’hui au British Museum. On y voit notamment un homme barbu, qui ressemble à Hadrien jeune, étendu sur le dos, sodomisant un garçon qui se tient au-dessus de lui. Le puer s’est assis sur le sexe de son maître. De la main gauche, il tient une corde accrochée au plafond de la chambre à coucher. Cette installation lui permet de bouger les fesses pendant que l’homme le pénètre. Une oscillation qui lui donne plus de souplesse et accroît, par la même occasion, le plaisir du maître. Le puer est ici, étymologiquement, un cinaedus, terme latin formé sur le grec kinaidos qui désigne une personne qui « bouge » comme un danseur.

Ce vocabulaire technique très précis nous montre que, contrairement à certaines idées reçues, les esclaves sexuels n’étaient pas forcément passifs. Le maître n’est vraiment actif que lorsqu’il impose ses propres mouvements à son esclave. Mais la fellation s’adresse au maître au repos, de même que la sodomie du puer qui balance son fessier en s’aidant d’une corde. En fait, l’idéologie viriliste des Romains distinguait le «pénétrant», vu comme supérieur, du «pénétré», réputé inférieur.

Hadrien tirait donc une certaine gloire de l’exploitation sexuelle d’Antinoüs. Il pouvait se comparer à Zeus. Comme le maître des dieux, l’empereur possédait son Ganymède en son palais. Et comme d’autres Romains puissants, il pouvait se prendre pour un petit Jupiter.

Tout cela contraste un peu avec la vision sentimentale de la relation entre l’empereur et son amant, telle que la décrira Marguerite Yourcenar dans Les Mémoires d’Hadrien. Mais, rassurez-vous, cela n’enlève rien à la beauté du roman.

Un changement radical

Gabriel Matzneff pensait lui aussi pouvoir tirer une gloire personnelle de ses «exploits» sexuels. Comme Hadrien, il a pu incarner la figure de l’homme dominant. A la fin du XXe siècle, en France, il entrait dans la catégorie des êtres réputés supérieurs, ou du moins dotés d’une influence qui semblait leur garantir une forme d’impunité: romanciers, philosophes…

La morale sexuelle de l’époque ne s’intéressait guère aux «inférieurs», vus comme une source de jouissance légitime pour une élite bénéficiant d’une aura intellectuelle. L’Antiquité justifiait cette domination sexuelle par l’esclavage, tandis que le siècle dernier divinisait à sa manière les penseurs et les artistes, ce qui leur assurait un droit à la domination sexuelle sur les êtres réputés faibles.

Nous vivons actuellement un changement radical de société. Désormais, ceux qui furent un temps considérés comme «inférieurs», et à ce titre, abusés physiquement ou moralement, sont considérés avant tout comme des victimes, quel que soit leur statut social – même si, pour dénoncer et se faire entendre, la position sociale reste déterminante. Une nouvelle morale sexuelle voit le jour, fondée sur le consentement réciproque entre des individus parfaitement conscients de leurs pratiques et de leurs désirs, en dehors de toute pression physique ou psychologique.

 

Article publié sous licence Creative Commons par The Conversation le 14 janvier 2020. 


Christian-Georges Schwentzel a publié « Le Nombril d’Aphrodite, une histoire érotique de l’Antiquité », aux éditions Payot.


 

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Ph.L. 14.02.2020 | 11h31

«Un peu d'angélisme, en conclusion de cette article, je trouve, lorsqu'on y affirme naïvement qu' "une nouvelle morale sexuelle voit le jour, fondée sur le consentement réciproque...". On entend les petites trompettes larigoter dans les nuages. Cela dit, cette conclusion correspond peu ou prou à... la morale chrétienne (même si cette affirmation va choquer les athées progressistes, j'en suis bien conscient : qu'ils me pardonnent). Et quant aux résultats du prêche et de l'affirmation de la morale du consentement mutuel et de la tendresse entre les époux (en y ajoutant la fidélité) depuis quasi 2000 ans, c'est le bilan de toutes les morales de l'histoire et cela se passe de commentaire... Si l'homme était devenu bon au tournant du XXIe siècle, cela se saurait. Les dieux grecs sont donc très semblables aux hommes, en réalité : ils sont tragiquement incorrigibles. Ah, un rappel encore : les Grecs ne croyaient pas au progrès, ami... Mais il ne faut pas enlever à l'humanité ses illusions, soit.»


@Lagom 16.02.2020 | 17h15

«A force d'aller chercher des justifications dans des mythes qui n'ont jamais existé, ou chez des tarés qui ont régné dans le passé, le lecteur est tenté d'accepter l'inacceptable et de passer l'éponge. Les abus de tout genre des dominants envers des dominés sont condamnables et encore plus quand il s'agit d'atteintes physiques à l'encontre de mineurs innocents même consentants. Bernard Pivot montre publiquement un visage jovial et aimable mais cela n'empêche pas qu'il est potentiellement un gros salopard qui considère que le penchant de son invité hisse ce dernier dans les stratosphères de l'intellect. Je trouve l'article dans son ensemble provocateur, voire tendancieux du mauvais côté en quelque sorte. »


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