Actuel / Derrière la force du film, la dure réalité du journalisme polonais
Mis en ligne le 11 mai dernier sur Youtube, le film documentaire des frères Tomasz et Marek Sekielski compte déjà plus de 17 millions de vues et secoue le monde ecclésiastique polonais. Certains dénoncent une attaque contre l’église, d’autres, dont le primat de Pologne, l’archevêque Tomasz Polak, demandent pardon aux victimes… Mais au-delà du problème de la pédophilie dans l’église catholique polonaise, se pose la question du journalisme, comme nous l’explique ci-dessous le journaliste Rafał Betlejewski .
Article publié le 13 mai sur le portail mediumpubliczne.pl
Traduction du polonais: Marta Czarska
Personne n’a encore remarqué ça dans le film des Sekielski!
Les spectateurs du film des frères Sekielski se concentrent surtout sur le contenu révélé, mais entre les lignes, ce film montre aussi une autre chose que personne n’a encore remarquée, et qui deviendra pourtant très importante, peut-être même essentielle: la force du journalisme indépendant et son rôle dans la Pologne contemporaine.
Le film de Sekielski dévoile plus que la pédophilie dans l’église. Il dévoile l’infirmité des médias polonais empêtrés dans les contrats publicitaires et les alliances politiques, dans la correction et la médiocrité. Piégés par la crainte de s’exposer. Des médias qui, disposant de caméras, de gens, d’argent et de temps, ne sont pas en mesure de réaliser la véritable mission sociale qui leur a été confiée par la constitution: informer l’opinion publique sur la réalité dans laquelle nous vivons.
Deux jours après la première du film des frères Sekielski on peut se poser la question: pourquoi ce film a-t-il vu le jour hors des principales rédactions du pays?
La réponse est évidente: parce que personne n’aurait traité ce thème. Tomasz Sekielski a saisi un sujet qui était à portée de main. Il a traité d’un secret de Polichinelle. Tout le monde savait, les victimes avaient envoyé des lettres, la Fondation Nie Lękajcie się[1] essayait de sonner l’alarme, et pourtant personne ne s’en est saisi. Tout le monde pouvait le faire, et pourtant personne ne l’a fait. Il a fallu un journaliste assez courageux pour traiter ce thème, pour se mesurer à son contenu émotionnel, avec le risque professionnel. Il a aussi fallu un mode de financement moderne du journalisme pour que cela soit possible. Tomasz Sekielski savait qu’il serait seul dans ce projet, qu’aucune rédaction ne le suivrait, qu’aucun parti ou milieu ne le soutiendrait. Il a dû s’adresser directement aux gens. Et les gens l’ont aidé en finançant ce film par les dons des citoyens.
Plus de 7 millions de vues sur YouTube en deux jours montrent à quel point est forte la demande d’un travail de reportage sensé et impartial. Il est vraiment difficile de reprocher aux Sekielski qu’ils mettent au point une stratégie d’agence, qu’ils agissent au nom de Schetyna[2], de Tusk[3], qu’ils font ça pour les Russes, pour les Allemands, qu’ils sont juifs, gauchistes ou de droite[4]. On peut voir à l’œil nu qu’il s’agit-là d’un solide travail journalistique, d’information responsable, de la divulgation d’un crime, d’un mécanisme inhumain au nom du besoin fondamental de justice. Et nous voulons voir ça. Nous voulons savoir ça, bien que cette vérité soit douloureuse et terrible. Grâce aux Sekielski, nous voulons soutenir les victimes, nous voulons que les coupables soient punis, nous voulons une réparation. Mais avant tout, nous savons mieux dans quel pays nous vivons, nous sommes plus riches en savoir sur nous-mêmes, sur les mécanismes qui régissent notre réalité. Et grâce à ce savoir, nous pouvons mieux résister aux manipulations, aux mensonges. Nous sommes plus forts. Cela a une énorme valeur citoyenne.
Si la Pologne doit être forte, ce n’est pas par la force d’un patriotisme déclaratoire ou en agitant des drapeaux et en scandant des slogans. La Pologne ne peut être forte que par la conscience de ses citoyens. Cette conscience doit être bâtie sur la vérité. Et cette vérité doit être dévoilée par les médias et les journalistes. Malheureusement, ni les médias commerciaux, ni les médias publics n’ont été capables de donner cela à la société.
Le jour de la première du film de Sekielski, le journal de 19h30 sur TVP[5] a émis un étrange et maladroit pamphlet dans lequel on essayait de démontrer qu’une attaque massive contre l’église était en cours, que le PiS a été le premier à lutter contre la pédophilie, que les pédophiles se cachent dans les rangs du PO et des maçons et des plâtriers. Le spectateur des infos du soir n’a appris du film des Sekielski que le fait qu’on y accuse de pédophilie l’aumônier de Wałęsa et si ce fait a été mentionné, c’est pour associer la pédophilie à Wałęsa. Nous n’avons pas vu l’aumônier Franciszek Cybula. Il est intéressant de regarder ça pour réaliser ce que sont devenus les médias soi-disant publics et à quoi ils servent. Et ce n’est en aucun cas une affaire nationale. Ce n’est pas non plus la mission confiée à la TVP par la constitution. Ce n’est qu’un impardonnable et cynique jeu pour le maintien des influences et des fonctions. On peut le dire clairement: le travail aux informations de la télévision publique aujourd’hui ne répond ni à l’honneur du journaliste, ni à celui du citoyen. Même sous le communisme il n’y avait pas de feuilletons si pervers, trompeurs et virulents. Et c’est un homme de 50 ans qui le dit.
Malheureusement, sur fond du film de Sekielski, les stations commerciales ne font pas meilleure figure. Depuis des années, elles ont peur de toucher à l’église, pour ne blesser personne. Nous ne pouvons pas espérer de la part de TVN ou Polsat de matériaux critiques à ce sujet. Aujourd’hui, l’émission Fakty[6] sur TVN devrait commencer par les mots: au nom de TVN, nous voudrions humblement nous excuser que le film de Sekielski ait vu le jour hors de notre rédaction, que depuis des années nous ne nous sommes pas saisi du sujet par simple peur et par crainte de nous exposer. Et je dirais peut-être même plus, qu’aucun de nous n’imagine même pas à quel point ce sujet est important, parce qu’aucun de nous ne comprend vraiment ce que pourraient être des médias dans un pays libre.
L’entretien, compromettant pour la chaîne, de Monika Olejnik avec Leszek Jażdżewski[7] résume bien cette négligence. La journaliste y crie au visage de son interlocuteur, disons-le clairement, l’engueule d’avoir volé la vedette à Tusk, qu’il est sorti du rang avec cette église et que personne n’a applaudi. Il est aussi intéressant de regarder ça pour réaliser à quel point la célèbre journaliste est sortie de son rôle.
[1] NdT : «N’ayez pas peur», fondation pour l’aide aux victimes des prêtres pédophiles
[2] NdT : Grzegorz Schetyna, chef du parti politique polonais PO – Plateforme civique - de type libéral-conservateur, démocrate-chrétien et pro-européen, généralement situé au centre droit
[3] NdT : Donald Tusk, ex-premier ministre PO, actuellement président du Conseil européen
[4] NdT : l’ambiance politique actuelle en Pologne fait que les adversaires s’accusent les uns les autres de travailler pour «l’ennemi», en inventant sans cesse des nouveaux
[5] NdT : télévision publique, restructurée par le parti pouvoir Droit et Justice (PiS) dès 2015 et désormais au service presqu’exclusif de ce dernier
[6] NdT : «les Faits», émission d’information de la chaîne commerciale TVN
[7] NdT : deux journalistes polonais ; l’auteur fait référence à l’émission où le publiciste Leszek Jażdżewski a été invité à s’exprimer sur son intervention introduisant le discours de Donald Tusk à l’Université de Varsovie à l’occasion de la journée de la Constitution du 3 mai. Leszek Jażdżewski y a en effet attaqué l’église en la comparant à une truie aimant se vautrer dans la boue...
Le film est disponible en intégralité et sous-titré en anglais sur YouTube:
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