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Actuel / Les «ingénieurs du chaos» démasqués

Jacques Pilet

15 avril 2019

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On sait, ou on croit savoir, que la bataille politique a un nouveau terrain décisif: l’espace digital. La maîtrise des algorithmes permet de cibler les sympathisants d’une cause, d’attirer les hésitants et de discréditer les opposants. Ce qui est moins connu, c’est le rôle de quelques surdoués de la politique et de l’informatique qui ont réussi à faire du tumulte chaotique une voie vers le pouvoir. Aux Etats-Unis, en Italie, en Hongrie notamment. Un livre impressionnant de l’Italien Giuliano da Empoli, chercheur, ex-conseiller de Mateo Renzi, «Les ingénieurs du chaos» aide à comprendre ce qu'il nous arrive.



L’auteur commence par évoquer les carnavals romains de la fin du 18e siècle, racontés par Goethe, effaré de ce qu’il voyait de la fenêtre de sa pension. Le peuple déferlait dans les rues en ridiculisant les puissants, en se donnant un roi-bouffon, en libérant dans le rire, le sarcasme, un peu de violence aussi, la colère des petits. Il rapproche ces manifestations – interdites sous la Révolution française! – des éruptions actuelles. Moins drôles, moins réussies dans leur dimension théâtrale, autrement plus puissantes, follement amplifiées par les réseaux sociaux qui nourrissent les courroux individuels et collectifs, les font échauffer dans une escalade impossible à arrêter. 

Da Empoli décortique les mécanismes. Il raconte par le détail comment le Turinois Gianroberto Casaleggio, manager du marketing digital, s’est allié avec le comique Beppe Grillo dès 2005. Le succès phénoménal du blog ainsi créé a bousculé toutes les lignes politiques. Après le décès du pionnier, son fils a repris l’entreprise et l’a poussée plus loin encore. Bien plus qu’une plateforme ouverte, un système, dirigé avec autorité: «Il est nécessaire que les participants soient nombreux, explique Davide Casaleggio, qu’ils se rencontrent par hasard et qu’ils n’aient pas conscience des caractéristiques du système dans son ensemble. Une fourmi ne doit savoir comment fonctionne la fourmilière, sinon toutes les fourmis souhaiteraient occuper les meilleurs postes et les moins fatigants… » Captant avant tous les thèmes sensibles qui peuvent faire mouche, ces «ingénieurs» ont fait le succès du Mouvement 5Stelle et, plus tard, ont mis leur savoir au service de l’homme qui montait, qui arriva au pouvoir: Salvini, le leader de la Lega, qui fit passer ainsi sans problèmes ses divers changements de cap.

Autre virtuose: Steve Bannon, que l’auteur a interrogé. L’ex-conseiller de Trump a compris très tôt l’impact du monde des «gamers», ces fous de jeux video, ces accros aux sites sulfureux. Il s’associe d’abord à un militant de droite, Andrew Breitbart, pourfendeur de l’hégémonie culturelle de la gauche. Puis, après la mort de celui-ci, à un personnage étrange, Milo Yannopoulos, un provocateur qui incendie les élites et les médias dits mainstream. Il allume tout le monde: «Je suis un immigré juif et gay qui ne couche qu’avec des hommes noirs et qui est vraiment, vraiment de droite. Ça les rend fous!» La seule règle, c’est attaquer sans cesse. Démolir les rivaux, les Clinton et leurs amis, par tous les moyens. Aucune vision: c’est la rage qui fait des clics par les belles idées. Au bout du parcours, Trump devient président. Finalement il écarte Bannon, mais il en a appris les méthodes. Et l’agitateur, obstiné et intelligent, se lance alors dans son grand projet: renforcer et rapprocher les extrêmes-droites nationalistes en Europe. Il passe maintenant plus de temps à Rome qu’aux USA. 

«Digne de Hollywood, un personnage capable d’abattre l’adversaire le plus puissant, mais tellement secret que très peu l’ont réellement vu.»

Une autre figure troublante émerge de ce tour d’horizon, Arthur Finkelstein dont la CNN a dit: «Digne de Hollywood, un personnage capable d’abattre l’adversaire le plus puissant, mais tellement secret que très peu l’ont réellement vu.» Juif homosexuel de New York, passionné d’opéra lyrique et de littérature russe, il a commencé sa carrière comme conseiller politique de Reagan. Avant Facebook, il pressent la force du «microtargeting», bombarde ses cibles de messages adaptés aux attentes présumées. Il joue un rôle central dans les victoires de George W. Bush et de Donald Trump. Plus tard, en Israël, dans l’ascension de Benjamin Netanyahou. Toujours avec la même ligne, l’attaque. Il démolit Shimon Peres et le fait passer pour un traître à la patrie. Puis il se tourne vers l’Europe de l’est. Il débarque à Budapest en 2009 et s’entend comme larrons en foire avec Orban. Succès pour lui avec une campagne centrée sur la bureaucratie européenne. «La Hongrie n’est pas une colonie», le slogan fait florès. Après un revers électoral en 2014, Finkelstein propose à Orban de changer la musique. Haro sur les migrants! Dans un pays qui compte 1,4% d’étrangers. Et cela marche au-delà de toutes les attentes. Au fil des ans, le tribun hongrois, soutenu dans l’ombre par son mystérieux conseiller, élargit le propos. Il s’en prend désormais au libéralisme: «Il ne se concentre pas sur la liberté, mais sur le politiquement correct, il est devenu une idéologie sclérosée, dogmatique. Les libéraux sont les ennemis de la liberté.»

Influenceurs d'un autre genre

Ces tireurs de ficelles ont une place dans l’histoire. Mais ils ne seraient rien sans l’appareil digital qui a enflammé les émotions, individu par individu, dans une des mouvances insaisissables. Pour comprendre le phénomène, l’auteur a interrogé une sommité internationale de la physique nucléaire, Antonio Ereditato, professeur à l’université de Berne. Ce spécialiste des neutrinos suggère aux futurs politiciens d’étudier la physique avant les sciences politiques. «Tu veux vendre des glaces à la pistache? Pousser quelqu’un à voter pour toi ou, au contraire, rester à la maison le jour des élections? Peu importe l’objectif, il y a des messages plus efficaces et des messages moins efficaces. Les clics te le disent en temps réel et sur la base de ceux-ci, tu peux faire des tests en continu et modifier en permanence les messages, dans les contenus et dans la forme… Chaque fois que tu optimises les paramètres, tu modifies le système… sans cesse dans un cycle quasi infini.»

Dominer la machine aux mille rouages, oui, mais ce livre démontre aussi qu’il faut de surcroît des intelligences exceptionnelles pour conduire la vague des colères vers le pouvoir. A preuve: les Gilets jaunes. Ils se sont mobilisés grâce aux réseaux sociaux. Mais faute d’une tête qui manœuvre avec habileté, émergente ou pas, le mouvement s’essouffle.

Rien n’est joué. Les régimes fabriqués ainsi, même nourris par de légitimes aspirations sociales et identitaires, ne dureront pas forcément. Mais rien ne sera plus comme avant. Alors quoi après? La démocratie, si elle veut survivre, a tout à inventer. Ou elle fera place à des configurations plus effrayantes encore.



Les ingénieurs du chaos de Giulinao da Empoli, éd. JC Lattès, 204 pages

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

3 Commentaires

@Eggi 17.04.2019 | 15h50

«Il est intéressant d'analyser les recettes des manipulateurs. Il sera plus intéressant encore de chercher pourquoi tant d'êtres humains dits raisonnables se laissent manipuler. Une première approche conduit à constater le peu d'esprit critique des gens, la victoire de l'émotion sur la raison et l'envahissement de l'inculture. Ce ne sont pas les séries télévisées qui vont améliorer la situation...»


@Muqingfu 24.04.2019 | 18h46

«Si ces exemples devaient à prendre au sérieux, ma question serait: pourquoi est-ce toujours la droite extrême qui utilise ces moyens-là?
Et pourquoi n’existeraient-il pas des contre feux qui s’allumeraient quelque part sur la gauche de l’échiquier?
Pas imaginable?
»


@Dimitri 01.05.2019 | 18h32

«Monsieur
@Muqungfu je ne trouve pas que vous avez raison toutes le tendances politiques instrumentalisent les social medias.
»


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