Actuel / Libérons-nous du sexe et consommons en paix
Et si la sexualité était, non pas ce qu’il faut libérer en nous, mais le piège obscur, l’ultime obstacle à notre émancipation? L’idée, née au lendemain de la Révolution d’Octobre, réémerge aujourd’hui dans le sillage d’une nouvelle forme de puritanisme, note Slavoj Žižek dans un texte fraîchement paru*. Autre thèse percutante du philosophe slovène: si la gauche fait tant de bruit autour de son engagement anti-sexiste, c’est pour nous faire oublier sa reddition au capitalisme global. Bienvenue chez le plus incisif des critiques du «politiquement correct».
Dans une chronique récente, je racontais comment l’Université du Michigan a récemment décidé d’exclure de son répertoire théâtral Les Monologues du vagin au prétexte que ce texte de la féministe Eve Ensler est discriminatoire envers les femmes sans vagin. Si la chronologie l’avait permis, Slavoj Žižek aurait pu citer cet exemple dans son dernier texte paru en français, Le sexe n’est pas (politiquement) correct. Il y décompose au scalpel les pièges du politiquement correct, la fureur purificatrice qui s’est emparée des universités américaines et d’autres facettes d’un nouveau puritanisme qui émerge sous nos yeux. Paradoxe: le mouvement de libération des corps aboutit à la négation des corps.
Cet obscur objet de dépendance
Le «politiquement correct» vise à interdire toute forme d’expression qui pourrait blesser autrui. Championnes en la matière, les universités étasuniennes expliquent que «les étudiants ont besoin de se sentir en sécurité dans la classe». Cette sollicitude ne relève pas seulement de l'exagération, c’est un postulat de base fondamentalement dangereux, affirme Žižek: en poliçant le langage, on ne fait qu’oblitérer les problèmes. Ce n’est pas en niant la violence du monde que l’on fournit aux jeunes les armes pour l’affronter.
Le monde est violent et la sexualité n’est pas seulement une fête simple et lumineuse: elle agite en nous des forces obscures et ambivalentes, les jeux de pouvoir lui sont inhérents. Mais combien de temps pourra-t-on encore énoncer une telle réalité sans subir les foudres de la censure, se demande le philosophe? Le refus d’admettre la complexité du jeu sexuel, par exemple en prônant le consentement explicite obligatoire, est un autre piège de la pensée dominante actuelle.
Le tableau comprend aussi la fluidification des genres, notion phare du mouvement LGBT+. L’idée de base est que la fixité des genres fait obstacle à la pleine émancipation de l’individu. Il faut donc abolir cette dichotomie réductrice du masculin et du féminin, nous élever en quelque sorte au-dessus du biologique. Le mouvement postgenre va très loin dans ce sens puisqu’il prône la fin de la reproduction par le sexe et le recours systématique à la procréation médicalement assistée.
Portée à son apogée, cette logique aboutit à l’abolition de la sexualité tout court, note Žižek. Et il nous apprend que l’idée n’est pas neuve. Déjà au lendemain de la Révolution d’Octobre, les inventeurs du Nouvel Homme se posaient la question: «Etait-ce la sexualité qui devait être libérée, délivrée des préjugés moraux et des interdits légaux, afin que les pulsions puissent s’exprimer de manière plus ouverte et fluide, ou était-ce l’humanité qui devait être libérée de la sexualité, délivrée, enfin, de ses dépendances obscures et contraintes tyranniques?»** Rapidement, les appels féministes à la libération sexuelle se trouvèrent supplantés par les voix condamnant la sexualité comme «le dernier piège de la société bourgeoise.»
La reddition au capital
Mais la préoccupation principale de Žižek n’est pas la sexualité, c‘est la lutte anti-capitaliste et en particulier le sort qui est fait au nouveau «prolétariat nomade», les immigrés des pays non-occidentaux: «Malgré toute la rhétorique de solidarité, constate-t-il, les mouvements anti-sexistes et la lutte anti-capitaliste ne parviennent pas à trouver "un espace commun"».
L’affaire des Paradise Papers a éclaté, rappelle-t-il, à peu près en même temps que le mouvement #MeToo. Pourquoi personne n’a-t-il exigé le boycott des chansons de Bono, grand défenseur des causes humanitaires et grand fraudeur fiscal, alors que le comique Louis C.K. voyait sa carrière ruinée pour cause d’exhibitionnisme? «Pourquoi détourner des millions est acceptable alors que montrer son pénis à quelques personnes vous transforme illico en paria?»
Face à cette indignation sélective, Žižek formule l’affreux soupçon qui le tenaille: «Que la gauche culturelle politiquement correcte se lance fanatiquement dans de nouvelles batailles contre les «apartheids» sexistes et culturel pour dissimuler sa propre immersion complète dans le capitalisme global. Et dans cet espace commun, les LGBT+ sont amenés à côtoyer Tim Cook… »
Le capital, rappelle le philosophe, se range avec zèle du côté du politiquement correct. Et le nouveau sujet fluide cher à la théoricienne du genre Edith Butler a beau se revendiquer subversif: rejetant toute identité figée, se vivant comme une réinvention et une reconstruction permanentes, il «correspond exactement à notre modèle de société marchande et consumériste». Et l’impitoyable Slovène de conclure: «Le problème de cette vision d’une nouvelle subjectivité fluide n’est pas qu’elle serait utopique, mais qu’elle est déjà prédominante – un exemple de plus d’une idéologie hégémonique se présentant comme subversive et transgressive de l’ordre existant!»
Tout occupée à soigner sa fluidité, la «gauche culturelle politiquement correcte» ferait mieux, pense Žižek, d’affronter des questions complexes comme celle posée par le scandale de Rotherham: lorsque des gangs d’origine pakistanaise violent des centaines de jeunes filles blanches des quartiers défavorisés, que peut dire la gauche qui ne soit pas bêtement raciste? Rien, elle ne dit rien, se désole notre philosophe: elle préfère minimiser pour ne pas tomber dans l’islamophobie, oubliant que «chaque fois que nous trouvons des excuses pour éviter le sujet nous amenons de nouveaux votes à l’extrême droite.» Tandis que les féministes du mouvement #MeToo sont plus préoccupées par l’exhibitionnisme de Louis C.K que des centaines de filles des quartiers défavorisés qui se font brutalement violer.
Finalement, l’idée est à creuser: abolir le sexe, ce serait un début?
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@phaber 06.03.2019 | 13h55
«Libérons-nous du sexe ! Comme si on avait le choix. L'utiliser dans le respect de l'autre n'est pas simple mais indispensable. C'est la seule solution. »