Culture / «Nada», l’aliénation terroriste
En 1972, Jean-Patrick Manchette publiait «Nada», un roman policier exposant une critique du terrorisme. Aujourd’hui, son récit est adapté en bande-dessinée, dans la collection Air Libre des Editions Dupuis, par Cabanes (dessins) et Doug Headline. Une nouvelle occasion de constater que les romans policiers de Manchette ont une formidable dimension politique.
Nada est le livre le plus directement politique de Jean-Patrick Manchette (1942-1995). A l’origine du néo-polar français, l’écrivain parisien, aux opinions d’ultra-gauche affirmées, a traité dans tous ses romans, de près ou de loin, de la lutte des classes et du rôle de l’Etat comme serviteur du capital, donnant à la critique social une forme originale. En 1972, il aborde avec Nada la question du terrorisme d’extrême-gauche, pour en livrer une analyse aujourd'hui toujours aussi pertinente et qui peut s’appliquer au terrorisme d’autres tendances politiques ou religieuses.
Une adaptation réussie?
Il est toujours difficile d’apprécier une adaptation. Faut-il le faire par comparaison avec l’œuvre originel ou sans en tenir compte? C’est le troisième roman de Manchette que Cabanes et Doug Headline adaptent. Il y a eu La princesse de sang en 2011 et Fatale en 2014, aussi aux Editions Dupuis. Le découpage et les dessins de Cabanes sont fidèles au récit, et apprécier ou pas son trait est une inintéressante question de goût. Textes et dialogues, eux, sortent en droite ligne du roman. Il faut dire que Doug Headline est le pseudonyme de Tristan Manchette, le fils de Jean-Patrick, toujours respectueux de l'œuvre paternelle.
C’est sans doute le seul reproche que l’on peut faire aux adaptations de Cabanes et Doug Headline: elles sont tellement fidèles que l’on se demande quel relief et quel dialectique elles apportent aux écrits de Manchette. Peut-être donnent-elles simplement l’occasion à de nouveaux lecteurs de les connaître, et c’est déjà pas mal, parce que Manchette est un des grands écrivains français de la deuxième moitié du XXe siècle, ce que tend à faire oublier sa classification dans le rayon «romans policiers».
Pieds Nickelés terroristes
Nada raconte l’histoire d’un groupe d’anarchistes qui enlèvent l’ambassadeur des Etats-Unis à Paris, se font rapidement démasquer puis assiéger par la police dans leur refuge campagnard. André Epaulard – ancien FTP (la résistance communiste française durant la Deuxième guerre mondiale), ancien FLN (Front de libération nationale algérien) – a connu Buenaventura Diaz et Benoît D’Arcy lorsqu’ils militaient contre la guerre d’Algérie (ce qu’a réellement fait Jean-Patrick Manchette). A ces trois Pieds Nickelés s’ajoutent une belle et libre jeune femme, un serveur de brasserie et un prof de philo.
Anti-gauchiste?
Le roman de Manchette, puis l’adaptation cinématographique de Claude Chabrol, en 1974, ont parfois été considérés comme «anti-gauchiste». Dans la préface de l’édition espagnol, en 1988, l’auteur précise sa pensée: «Nada se contente de mettre en garde les partisans sincères de l’action directe et de la lutte armée, et d’exposer comment leur action, quand elle est séparée de tout mouvement social offensif, sera utilisée par l’Etat dans le cadre de ce que les gauchistes italiens appellent "la stratégie de la tension". Un tel point de vue est caduc parce qu’il oublie étourdiment d’envisager la manipulation directe du terrorisme par les services secrets de l’Etat, au besoin contre ses propres sujets et même ses propres dirigeants, comme on l’a vu en Italie dans l’affaire Moro et les soit-disant "Brigades rouges". (…) Il est bon que la présente note accompagne la première traduction espagnole de Nada, car c’est en Espagne que, dans les années 1930, le groupe Nosostros sut montrer au contraire ce que peut l’action armée lorsqu’elle accompagne un mouvement social, sans prétendre le provoquer ni chercher à s’emparer de sa direction.» Voilà qui est clair.
Dans le roman, et la BD, Buenaventura Diaz, un des derniers survivants du groupe Nada, constatant la faillite de son action terroriste et la critiquant conclu sa «première et dernière contribution théorique à sa propre histoire» par ces mots: «La condamnation du terrorisme n’est pas une condamnation de l’insurrection, mais un appel à l’insurrection». Ça aussi, c’est limpide.
Dans son Journal, Manchette écrivait, le dimanche 7 mai 1972: «J'ai eu ce soir une discussion intéressante avec Mélissa (sa femme, ndlr.) qui, de fait, pensait que mes personnages de desperados étaient en quelques mesure des "héros positifs". J'ai tâché de la détromper en exposant qu'ils représentent politiquement un danger public, une véritable catastrophe pour le mouvement révolutionnaire. J'ai exposé que le naufrage du gauchisme dans le terrorisme est le naufrage de la révolution dans le spectacle.» Jean-Patrick Manchette était adepte des théories situationnistes.
L’impeccable béhaviorisme de Manchette
L’adaptation en bande-dessinée de Nada a finalement un grand défaut et une grande qualité. Commençons par le défaut. Dans le roman, Epaulard et la jeune femme, Véronique Cash, se retrouvent au lit pour une relation sexuelle plutôt décevante:
- Je ne suis plus bon rien, dans aucun domaine, dit Epaulard.
- Vieil idiot, dit Cash avec tendresse. C’est la tension. C’est l’angoisse. Cela ira mieux demain.
Elle lui caressa gentiment la joue, mais Epaulard voyait qu’elle était déçue, et c’était irréparable. Cash se trompait, cela n’irait pas mieux demain. Demain, ils seraient morts.
Ce passage illustre l’impeccable behaviorisme de Manchette. Ce qui compte pour lui, ce n’est pas le suspens (on n’est pas chez Agatha Christie), ce n’est pas de se demander si les personnages vont vivre ou mourir mais de comprendre comment et pourquoi ils le font. La BD n’a pas osé cette radicalité, la fin de la phrase y a été supprimée, la mort annoncée des amants occultée.
Parlons maintenant de sa grande, de sa principale qualité: la bande dessinée étant tout à la fois précise et, par définition, incomplète, elle donne envie de retourner au texte original.
Je ne me lasse pas de lire et relire Manchette, génial artisan, tant de la forme que du fond.
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