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Chronique

Chronique / Quand Irina et Andrija plombent le vent d’est de lourds présages

JL K

1 septembre 2018

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Deux auteurs quadras, le Serbe Andrija Matić, dans «L’égout», et la Russe Irina Bogatyreva, avec «Camarade Anna», scrutent le présent et le futur de leurs pays respectifs, avec talent, lucidité panique ou tendre désarroi.



Vingt ans après l’explosion de l’entité yougoslave et l’implosion de l’empire soviétique, deux écrivains qu’apparentent leur jeune âge au moment de ces séismes, leur vive sensibilité et leur capacité de transformer le magma des faits en œuvres significatives, prouvent une fois de plus que la littérature conserve une fonction majeure dans la perception et l’interprétation de la réalité, à discuter ensuite sur pièces. 

De fait, ni l’un ni l’autre de ces deux écrivains ne prétend au rapport objectif ou à la vérité générale. Le premier, Andrija le Serbe, force en effet le trait en expressionniste lanceur d’alerte, et la seconde, Irina la Russe, concentre son observation sur une fraction de la nouvelle réalité évidemment partielle. Mais les deux visions sont saisissantes et méritent attention et réflexion.

Un avenir radieux à souhait... 

Les lendemains qui déchantent ont encore de l’avenir en Serbie, à en croire Andrija Matić, dont L’égout (initialement publié en 2009, il faut le préciser) anticipe, au tournant de l’an 2024, un tableau pour le moins réjouissant! 

 De fait, après l’effondrement économique de l’Occident et la relance d’une nouvelle guerre froide, la patrie de l’auteur a trouvé une nouvelle unité dans la fusion de l’idéal communiste et du sentiment nationaliste le plus pur, avec la bénédiction de l’église orthodoxe. La plus saine éthique chrétienne a été restaurée par l’éradication des deux vices typiquement occidentaux que représentent la drogue et l’homosexualité, désormais punis de mort. L’usage des ordinateurs et d’Internet a été proscrit, de même que la pratique de l’Anglais, interdite par l’Assemblée nationale, comme on l’apprend à la première page du roman, au dam du protagoniste, Bojan Radiç, lequel n’est pas plus homo que toxico mais prof d’anglais. 

Comme tous ceux qu’on appelle précisément les «Anglais», Bojan se trouve rejeté, même par ses amis, après avoir perdu son job et sans espoir d’en retrouver un nouveau. Jusqu’au jour où un voisin l’aborde, qui n’est autre que le Chef de la sécurité nationale et lui propose, sous le sceau du secret, d’enseigner la langue interdite à ses deux enfants. 

C’est ainsi que Bojan accède au cercle des privilégiés du régime, moyennant une condition supplémentaire: il lui faudra, tous les dimanches, emmener les enfants du Chef à l’exécution publique du jour. Or, contre toute attente, la vision de celle-ci (deux homos écrabouillés à la masse à la grande satisfaction des bandes de skinheads et de jeunes orthodoxes à longues barbes, autant que des autorités politiques et religieuses conviées au spectacle, mufti de Belgrade compris) suscite, dans la conscience et les tripes du protagoniste, une sorte de jouissance participative «divine» qui fait de lui un nouvel homme.  Manque de pot: une femme l’attend sur le banc d’un parc, au prénom de Vesna et aux yeux doux, qui va compliquer la donne. 

On sait que la femme est maléfique par nature, mais en l’occurrence il y a pire, car Vesna est séropositive, contaminée par un petit ami dûment exécuté l’année précédente. Du coup, notre Bojan ne pense qu’à s’esquiver, mais il va de soi que les services secrets l’ont pisté et qu’il devra promettre au Chef de ne plus voir la pécheresse; jusqu’au jour où, celle-ci s’étant suicidée de désespoir, la mauvaise conscience du jeune homme le taraude au point de le faire assister à l’enfouissement du corps de Vesna dans la fosse commune, faute professionnelle grave évidemment relevée par les sbires du chef, qui fomentera  alors la descente aux enfers du malheureux – passons sur les détails. 

Dystopie au futur antérieur 

Situé abusivement dans la filiation d’Orwell, alors que cette fable futuriste gore n’a que peu à voir avec la grande fresque de 1984, le roman d’Andrija Matić me semble bien plus proche d’une dystopie noire du genre de La servante écarlate de Margaret Atwood ou, dans la foulée des auteurs serbes, des terribles romans d’Alexandre Tisma ou des allégories mémorables d’un Branimir Scepanovic (La bouche pleine de terre ou plus encore La mort de Monsieur Golouja) évoquant la fuite d’un individu poursuivi par la meute collective. 

Comme le remarque le traducteur du roman en postface, la société décrite par L’égout rappelle surtout la Serbie nationaliste et bigote des années Milosevic, même si maints détails évoquent bel et bien les nouvelles dérives des sociétés post-communistes. Or le plus intéressant de ce roman tient peut-être à la ressaisie, par le jeune auteur (Matić était dans sa trentaine au moment de sa composition) des errements de son personnage entre soumission et révolte, que résume cet aveu du protagoniste: «Seule l’hypnose avait pu me fondre dans une armée de mortels anesthésiés qui s’attribuaient le nom de peuple, me faire cesser de réfléchir avec sobriété »… 

Oblomov et les néo-leninistes 

Le merveilleux personnage d’Illia Ilitch Oblomov, type du paresseux en poétique robe de chambre à l’orientale imaginé par Ivan Gontcharov et devenu une figure emblématique de la grande littérature russe, fut désigné par Lénine comme l’exemple du bourgeois à abattre, incarnant le propriétaire terrien à comportement de parasite; et voici qu’un jeune homme né dans la même ville que le (trop) fameux Oulianov, oblomovien en sa douce moëlle de rêveur, ressuscite dans Camarade Anna par la grâce d’Irina Bougatyreva, auteure déjà fêtée dans son pays, dont la découverte de son premier roman traduit en français nous vaut un vrai bonheur de lecture. 

Après avoir débarqué à Moscou de sa province lointaine, écouteurs à noires pastilles sur les oreilles («le vieux rock russe qui l’avait vu grandir lui déchirait l’âme de sa tristesse coutumière», le jeune Valia, étudiant en communication au «regard sombre de Bakchir» et au tendre cœur, remarque tous les soirs, à minuit moins le quart, une jeune fille vêtue d’un manteau de cuir et portant à l’épaule un sac noir auquel est noué un ruban rouge vif d’un «archaïsme provocant», sortant par la même porte du wagon central du métro à la station Prolétaires et rappelant au garçon les jeunes filles ardentes des romans de Dostoïevski – d’autant plus attirante donc qu’elle semble inabordable avec son air pur et dur, etc. 

L’ayant enfin abordée, à la suite d’une véritable course-poursuite qu’il finit terrassé au pied de la belle, laquelle l’imagine envoyé par de mystérieux ennemis, Valentin est sommé de dégager avant d’apprendre qu’elle répond au nom de «camarade Anna». Or, loin de se décourager, Valia va bel et bien provoquer, à force de croisements dans le métro, l’intérêt de la farouche Anne qui, un jour, l’emmène dans un sous-sol où se tient une grave assemblée dont il apprendra plus tard qu’elle réunit le «club de réflexion des jeunes patriotes». Ceux-ci  pratiquent, plus précisément, des jeux de rôles consistant à reconstituer le contexte historique de l’époque de la Révolution, sous la direction d’un mentor moralisant qui, dès l’apparition de Valia, le soumet à un interrogatoire serré sur son idéal et son mode de vie. Quant à Valia, il tombe des nues en découvrant ces hurluberlus au langage lui semblant, pour le moins, coupé de toute réalité et de tout bon sens.  

Le doux rêveur et la militante 

Sur fond de bohème estudiantine charmante – Valia vivant en colocation avec un adorable couple genre babas-cool à la russe, dans une chambre marquée par le suicide hyper-lyrique d’un jeune homme qui a sauté par la fenêtre du dixième étage pour rejoindre son ange à cou de cygne –, Irina Bogatyreva détaille les tribulations du pauvre amoureux candide et de celle qu’il appelle son «soleil», laquelle n’en finit pas de s’impatienter d’agir au niveau du concret, persuadée que le peuple (dont elle ne sait rien) crève de médiocrité petite-bourgeoise, et reprochant à son ami de n’aspirer qu’à un tranquille bonheur. 

Après  Le fin de l’homme rouge, où Svetlana Alexievitch a rassemblé moult témoignages ,combien éclairants, de Russes sur la société post-soviétique, le roman d’Irina Bogatyreva apporte un complément juvénile plein d’échos littéraires, où les grandes ombres de mémoires d’un Tourgueniev ou d’un Tchékhov contrastent avec le discours idéologique aussi véhément qu’abstrait des idéologues que la camarade Anna ressasse à n’en plus finir. 

Sans donner pour autant dans la satire univoque, ce roman de belle tenue littéraire rend compte, sans aigreur, d’un présent plus que jamais tissé d’incertitudes. 


Andrija Matić . L’égout. Traduit du serbe et postfacé par Alain Cappon. Segre Safran éditeur, 201p. Paris, 2018.

 

Irina Bogatyreva, Camarade Anna. Traduit du risse par Christine Zeytounian-Beloüs. Albin Michel, 273p. Paris, 2018.

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