Culture / Des fables de la modernité s’emparent de Genève
Le collectif d’art russe AES+F investit le Musée d’art et d’histoire de Genève avec ses allégories féroces. L’œuvre du collectif d’art vidéo saccage depuis 30 ans les codes de l’art occidental tout en y puisant d’une manière éhontée. Dans un langage visuel qui frise le kitch, les grandes fresques mouvantes se lisent comme des commentaires érudits ou une critique sauvage de nos valeurs. Le résultat est déroutant, ambigu et fascinant.
Le Musée d’art et d’histoire de Genève se transforme en cour des miracles des temps modernes pour recevoir Theatrum Mundi (le théâtre du monde), l’expression collective de quatre artistes multimédia qui travaillent et vivent à Moscou.
Rétrofuturisme
Réalisées sur une période de 10 ans, les vidéos projetées sur écrans géants dans les salles palatines du musée genevois, campées parmi des sculptures et collages digitaux du même collectif, ont apporté la reconnaissance internationale à l’AES+F (les initiales des fondateurs, dont une femme), car elles brouillent les pistes de l’art contemporain avec une imagerie rétrofuturiste et une stylisation à la Instagram.
D’où une efficacité artistique retenue par des institutions aussi prestigieuses que le Moderna Museet (Stockholm), la Tate Britain (London), le MAXXI and MACRO Future (Rome), le Centre Pompidou (Paris) et le Museo Thyssen-Bornemisza (Madrid).
AES+F, Inverso Mundus (Le monde à l’envers), 2015, still du film de 38'
Inverso Mundus, une vidéo grandiose qui fut un événement à la Biennale de Venise en 2015, Last Riot, présenté à Venise en 2007, Allegoria Sacra et le collage numérique The Feast of Trimalchio, se regardent comme des commentaires troublants de la société contemporaine. L'oeuvre rappelle cependant le faste et le foisonnement de l’univers du primitif flamand Hieronymus Bosch retravaillé dans des plans glacés et glaçants dignes de Stanley Kubrick. La saturation musicale dans un bain de Bellini, Liszt, Mozart, Ravel, Wagner et Tchaïkovski ajoute un côté mystique à la succession d''étranges images.
« C’est un miroir de notre réalité, qu’il s’agisse de notre réalité «réelle», d’une réalité virtuelle ou d’une réalité rêvée. » Tatiana Arzamasova, AES+F
AES+F, Inverso Mundus (Le monde à l’envers), 2015, still d’un film de 38’ d’une grande puissance énigmatique qui illustre les rapports de force inversés.
Paradis perdus
Les thématiques abordées par AES+F n’ont pas de limites, on y parle de religion chrétienne avec son iconographie arcane (Saint Sébastien), du rapport ambigu à la migration (le beau nègre), de la société de déchets sous un urbanisme aseptisé, de l’emprise de la violence dans les jeux vidéo, de la hiérarchie des rapports de force, le tout dans un symbolisme à outrance et une imagerie léchée.
AES+F, Last Riot (la dernière révolte), un constat acerbe sur la perception détournée de la réalité dans un monde virtualisé, surtout chez les jeunes.
Les références multiples à l’art classique et à la mythologie (La Pietà de Michel-Ange, les trois grâces, le mythe du centaure, l’Allegoria sacra de Bellini ) exhalent un parfum de paradis perdu, tout comme le répulsif bestiaire fantasmagorique qui émerge de la nuit des temps dans Inverso Mundus. Le cocktail pourrait paraître simpliste, mais la luxuriance des images au ralenti est totalement captivante.
« C’est là le secret du langage visuel: se souvenir des choses dont nous n’avons pas conscience. » Evgeny Svyatsky, AES+F .
Clés de l'AES+F
En posant un regard sur les clichés de la culture contemporaine pop avec les clés et références de l’ancienne, les œuvres protéiformes du collectif reposent sur un langage artistique et une esthétique singuliers :
- La sublimation de l’imagerie contemporaine par le mouvement au ralenti, à mi-chemin entre la photo et la vidéo.
- Des visages sans expression, sans émotion, sans humanité, sculptés par la lumière, beaux, efficaces.
- Une iconographie futuriste 3D glamour, toujours à deux doigts de l’excès.
- La beauté des contrastes entre noirs et blancs, entre jeunes et vieux, entre ciel et mer, entre le monde animal et l’homme, entre sexes.
- Une narration romancée des luttes entre les classes, entre la femme et l’homme, entre le réel et le fantasme, entre la violence et la sérénité, entre l’état de grâce et l’accident.
« Nous essayons de donner au public des images très théâtrales et surréalistes de notre monde, dans lequel il est difficile de différencier la réalité de la virtualité. Il s’agit d’une réflexion sur le futur du monde. » Lev Evzovich, AES+F
AES+F, L’Allégorie sacrée, 2011-2013, un monde toujours en attente, comme dans les aéroports.
L’ultra-sophistication méconnue de la Russie
Le plus frappant dans cette oeuvre est la découverte d’une ultra-sophistication issue de l'art contemporain russe qui contraste avec l'image vieillotte qui se dégage encore de la culture en Russie. L'AES+F maîtrise les nouvelles technologies au point d’inventer une forme d’immersion visuelle totale et de transformer l’art en spectacle.
Teinté d'un esthétisme baroque, ce grand fourre-tout laisse perplexe, mais il séduit car l’exagération flirte avec une critique de la surabondance occidentale. L’observation est minutieuse et l’hyperréalisme resplendit sur les immenses écrans du MAH. Theatrum Mundi, c'est du grand théâtre, sans qu'un seul mot ne soit prononcé.
Les citations sont extraites d’un entretien avec 3 des 4 membres du collectif AES+F réalisé par Maureen Marozeau pour le blog du musée :
« Nous ne sommes pas quatre mais un seul artiste. AES+F est un individu, tout comme n’importe quel artiste solo. Quatre corps et une synergie d’esprits. Cela nous donne une idée du futur, avec la téléportation, où les corps et les esprits finiront par se fusionner grâce à l’intelligence artificielle. Nous sommes le premier artiste mutant du futur. » Evgeny Svyatsky, AES+F
Jusqu'au 7 octobre 2018
Musée d’art et d’histoire de Genève
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