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Actuel / Les indigènes à la marge du processus de paix

Yves Magat

21 mai 2018

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L'attribution de terres aux indigènes colombiens, est pour ces derniers un des enjeux majeurs des prochaines élections présidentielles qui auront lieu en Colombie.



Popayán, Département du Cauca, Colombie. «Le seul candidat qui soutienne les indigènes, c’est Gustavo Petro, nous serons avec lui à 100% lors du premier tour de l’élection présidentielle le 27 mai». A 20 km de la ville coloniale de Popayán dans les montagnes du Cauca, Maria del Socorro Camacho est la gouverneure du Cabildo indigène de Julumito, cette institution parallèle dans les régions où vivent des communautés indigènes. «Car jusqu’à présent le gouvernement n’a pas du tout respecté les accords de paix en ce qui concerne nos territoires et l’utilisation de la Madre Tierra», ajoute-t-elle. La gouverneure qui arbore son bâton traditionnel de commandement est habillée très «bon chic bon genre». Elle revient de Bogotá où elle fait de fréquents allers et retours.

Julumito dans le département du Cauca est un des nombreux exemples où règne une atmosphère empestée par des conflits de terre non réglés. Ici c’est une sorte de Clochemerle colombien. L’ancien curé cherchait à vendre en sous-main un bout de terrain à côté de l’église sur lequel se trouvait un minable poste de santé. Les indigènes protestent contre ce qu’ils considèrent comme le bradage de leurs terres ancestrales et veulent le récupérer. Et le nouveau curé a hérité de cette situation avec des paroissiens remontés contre les indigènes. Au point qu’en février des affrontements eurent lieu entre «indígenas» et «campesinos».

Pas de vide de pouvoir

Cette affaire symbolique est pourtant dérisoire par rapport aux menaces qui pèsent sur les terres attribuées aux indigènes colombiens. Pour eux c’est le principal enjeu de la prochaine élection présidentielle. Selon le recensement de 2005 (un nouveau décompte est en cours en ce moment), 29,8% du territoire colombien font partie des «resguardos»1, des terres réservées et administrées partiellement par les indigènes (28% du territoire national). Mais ceux-ci sont souvent impuissants face à de grands propriétaires qui n’ont pas abandonné les vieilles pratiques et surtout contre les groupes armés.

Les accords de paix ont été signés en grande pompe à Carthagène des Indes le 26 septembre 2016, puis écornés par un référendum avant d’être finalement entérinés grâce à des modifications cosmétiques. Un moment historique pour mettre fin à un conflit de plus de quarante ans avec la guérilla des FARC qui a laissé un bilan de 260'000 morts, 160'000 disparus et sept millions de personnes déplacées.

Mais en Colombie il ne peut pas y avoir de vide de pouvoir territorial. Le départ des FARC a immédiatement entrainé leur remplacement par des groupes armés: dissidents des FARC, guérilla de l’ELN, paramilitaires et un nombre infini de gangs liés au trafic de drogue qui se battent entre eux. Parmi les victimes, les indigènes dont les terres sont encore plus soumises à des invasions. Les groupes armés les utilisent pour la production de coca (en croissance permanente), de marijuana (parfois sous serres illuminées la nuit), pour des corridors de trafic à travers le pays ou comme base arrière.

Des indigènes organisés

Les indigènes ne représentent que 3% de la population colombienne mais dans certains départements, comme le Cauca, ils forment 20% des habitants. Ici leur poids et leur haut degré d’organisation les rendent plus forts. Dans le contexte actuel de reconstruction du pays et d’élection présidentielle, ils font entendre leur voix. Ils ont mis sur pied une garde indigène armée de bâtons qui tente au péril de sa vie de bloquer l’emprise des groupes armés et l’expansion des cultures de coca.

Les indigènes du Cauca revendiquent aussi une large autonomie dans l’éducation avec enseignement dans les langues traditionnelles: «On en a assez d’apprendre seulement l’histoire de l’homme blanc et de Christophe Colomb», me dit une jeune étudiante de l’ethnie nasa qui suit des cours de communication à l’Université autonome indigène interculturelle de Popayán (UAIIN). Et pourtant, jeans moulés, smartphone en main et adepte des réseaux sociaux, elle semble une copie conforme de nombreux jeunes colombiens non indigènes. Le chemin est encore long et semé d’écueils dans le contexte actuel mais ceux qu’on rencontre dans cette région de Colombie semblent réussir plutôt bien la quête de leurs traditions tout en s’intégrant parfaitement dans la modernité.

Si c’est plutôt l’actuel favori Iván Duque qui remporte la présidence, les timides progrès enregistrés malgré tout dans la société colombienne risquent d’être freinés. Il est le dauphin de l’ancien président Álvaro Uribe, fermement opposé aux accords de paix conclus par le président Santos. Une remise en question totale ne serait pas possible mais personne ne peut dire maintenant quelles en seraient les conséquences pour tous les Colombiens, y compris les indigènes.


«Avant ces accords, nous étions pris en sandwich»

Interview de Adonías Perdomo, professeur d’ethnolinguistique à l’Université autonome indigène interculturelle de Popayán (UAIIN). Il est très actif dans la «récupération» de certaines langues indigènes qui ne sont parlées, désormais, que par certaines personnes âgées. Son modèle, c’est l’hébreu moderne: une récupération et modernisation d'une langue ancienne. Il est également un observateur avisé de la situation politique colombienne et de la place des indigènes dans le contexte actuel.

Pour qui voteront les indigènes du Cauca aux élections présidentielles ?

Nous nous battons pour la réhabilitation de la Tierra Madre alors que l’extrême-droite veut l’exploiter à outrance et la détruire. Le mouvement indigène votera pour Gustavo Petro, non pas parce que nous sommes d’extrême-gauche mais parce qu’il est celui qui se rapproche le plus de nos idées. Nous ne le considérons pas comme le sauveur des indigènes mais son élection nous donnerait un espace politique pour reprendre notre souffle.

Comment analysez-vous les accords de paix du point de vue indigène ?

Avant ces accords nous étions pris en sandwich: la guérilla nous assassinait et l’armée nous assassinait. Puis les FARCS ont prétendu nous représenter sans que nous ne le leur ayons jamais demandé! Le mouvement indigène a d’abord vu une lueur d’espoir dans les accords de paix. Mais lorsque nous avons compris comment ils se mettaient en place, cette lumière s’est obscurcie. Ce sont des accords construits dans l’intérêt du gouvernement, des FARCS et des grands intérêts économiques affectés par la guerre, pas pour les indigènes et le reste de la population colombienne. Nous aurions voulu une égalité de traitement dans la reconnaissance des souffrances endurées.


1Source: Département administratif national de statistique (DANE)

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@vladm 23.05.2018 | 09h17

«Merci et bravo pour cet article. C'est particulièrement agréable de lire les suites d'un pays, trop souvent passé dans l'ombre et de lire une analyse sur le long terme. On n'a passablement parlé de la Colombie, lors de la signature des accords de paix et des votations qui ont suivi, puis plus rien. Et son voisin à l'Est, le Vénézuela, éclipse par ses turpitudes l'actualité de l'Amérique latine, comme d'ailleurs les histoires de sexe dans l'Eglise en Argentine et au Chili, qui montrent une image peu reluisante de ce sous-continent, mais surtout illustrent bien (en mal !) l'intérêt des journalistes pour le sensationnel et le grivois.»


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