Culture / «Vladivostok Circus» et tour de piste autour de l’œuvre d’Elisa S. Dusapin
La parution du troisième roman d’Elisa Shua Dusapin donne l’occasion de se pencher sur son travail de ces quatre dernières années et de voir quels sont les thèmes qui reviennent dans ses trois romans. Et à partir de là, de constater ce que veut nous dire l’auteure sur le monde, d'imaginer vers quels horizons elle emmènera ses lecteurs à l'avenir.
Roulement de tambours… Parapapapampam, et nous voilà au cirque! Troisième roman d’Elisa Shua Dusapin sorti en août: Vladivostok Circus (2020). L’auteure qui avait fait sensation sur la scène des lettres romandes dès la sortie de son premier ouvrage en 2016, Hiver à Sokcho, continue de confirmer et son talent et sa place dans le monde de la littérature non seulement suisse mais aussi francophone. Les Billes du Pachinko (2018), son deuxième roman paru il y a deux ans, n’était pas passé à côté du succès non plus; le Prix suisse de littérature qu’elle a reçu pour ce livre-là et une augmentation du nombre de ses lecteurs en témoignent.
Il est encore difficile de parler d’une véritable œuvre qui se construit avec deux romans seulement, mais avec trois romans ça change la donne : on peut commencer à considérer une œuvre en chantier. Hiver à Sokcho, Les Billes du Pachinko et Vladivostok Circus racontent trois histoires indépendantes l’une de l’autre, même si leurs thématiques sont en liens et se répondent. La parution du troisième roman d’Elisa Shua Dusapin donne l’occasion de se pencher sur son travail de ces quatre dernières années en présentant les trois ouvrages, et de voir quels sont les thèmes qui reviennent d’un livre à l’autre. Et à partir de là, constater ce que veut nous dire l’auteure sur le monde. Sans oublier d’imaginer un peu vers quels horizons elle nous emmènera à l’avenir.
«Hiver à Sokcho»
«Vos plages, la guerre leur est passée dessus, elles en portent les traces mais la vie continue. Les plages ici attendent la fin d’une guerre qui dure depuis tellement longtemps qu’on finit par croire qu’elle n’est plus là, alors on construit des hôtels, on met des guirlandes mais tout est faux, c’est comme une corde qui s’effile entre deux falaises, on y marche en funambules sans jamais savoir quand elle se brisera quand elle se brisera, on vit dans un entre-deux, et cet hiver qui n’en finit pas!»
Alors âgée de seulement vingt-trois ans, Elisa Shua Dusapin publie son premier roman en août 2016 chez Zoé. Encore inconnue du grand public et de la sphère médiatico-culturelle, elle s’impose avec un livre qui pour le coup en impose aussi. Pas de pavé, ni d’épopée. Pas d’histoire aux incessants rebondissements ; pas de rerebondissements aux incessantes historiettes. Pas de suspense non plus. Pas de sang, ni de frissons ; pas de suçons, ni d’indécent. Pas de bon récit un brin chauvin de la jeune Suissesse qui écrit sur la mère patrie Suisse. Non, pas du tout. Mais vraiment pas du tout.
Hiver à Sokcho a pourtant été un coup de cœur pour beaucoup. Et c’est par le style sobre et serré de l’auteure, par sa retenue élégante et suggestive. Par sa mise en scène de deux personnages principaux dans un cadre à la fois trop banal, trop quotidien, trop inintéressant, qu’il en devient passionnel, exotique et absolument intéressant. La narratrice et protagoniste du roman, une franco-coréenne de «même pas vingt-cinq ans», raconte sa rencontre avec Kerrand, un bellâtre de bédéiste normand. Rencontre dans une pension vachement miteuse, dans une ville qui l’est tout autant: Sokcho, bourgade de fausses vacances, de faux bonheur et de faux apaisement en Corée du Sud, mais à quarante malheureux kilomètres de sa consœur du Nord. Histoire d’un amour qui ne dégèle pas malgré le soleil, histoire de cœurs en hiver, histoire d’une protagoniste plongée dans le métissage culturelle, la recherche de soi, le malaise, les grandes bouffes et le désir de sensualité.
«Les Billes du Pachinko»
«Quand la Corée a été divisée, notre nationalité était encore celle de la Corée unifiée. On l’appelait Choson. A la séparation, le gouvernement japonais nous a autorisés à conserver l’identité coréenne, mais il fallait choisir entre le Nord et le Sud. Beaucoup ont choisi le Nord, pour leur famille, ou parce qu’ils estimaient que le Nord était plus proche des traditions de notre pays. On ne pouvait pas savoir comment la situation évoluerait. Ta grand-mère et moi avons choisi le Sud parce qu’on venait de Séoul. C’était l’unique raison. On ignorait tout du reste. On ne savait rien des raisons politiques, la guerre froide, la Russie, les Etats-Unis. Pour les Coréens du Japon, il n’y a jamais eu de Nord ni de Sud. Nous sommes tous des gens de Choson. Des gens d’un pays qui n’existe plus.»
Deux ans plus tard, rebelote. Elisa Shua Dusapin nous emmène à nouveau dans sa Corée maternelle, mais en passant par le Japon, en la regardant par le Japon, à travers les yeux de la communauté coréenne du Japon. Une Corée qui nous est aussi transmise à travers un jeu traditionnel: le pachinko, une sorte de flipper de casino très répandu au Japon et souvent géré par des Coréens immigrés. Ce qui est justement le cas de grands-parents de Claire, trente ans, qui est la narratrice et le personnage principal de l’histoire. Depuis la Suisse, elle se rend pour l’été chez ses grands-parents pour les visiter, mais surtout parce qu’elle a prévu de partir une semaine avec eux dans une Corée que les deux vieillards n’ont connue qu’unifiée.
En parallèle de la visite familiale, Claire s’occupe de Mieko, fille d’une prof de français japonaise qui souhaite que son enfant pratique la langue qu’elle enseigne. A nouveau, la trame n’est pas dotée de grandes complications, elle demeure cependant bien riche et entraînante. Comme dans le premier roman, l’auteure décrit et raconte à travers les sens: notamment l’odorat et le goût. Elle explore trois cultures en métissage au sein d’un seul et même personnage. La question amoureuse, toujours présente à travers la figure d’un certain Mathieu, un petit copain aussi vague qu’absent, perd cette fois en présence dans le récit pour laisser plus de la place à l’amour familial. L’amour qui circule au sein d’une famille, comment s’exprime-t-il dans la pudeur, dans la douleur, dans le secret?
«Vladivostok Circus»
«Sur les accords de l’orchestre, la parade commence. Je compte une trentaine d’artistes. La plupart de leurs costumes font référence aux traditions russes et chinoises, au Moyen Age occidental, royauté, religion. Clowns aux motifs d’Arlequin. Un peu cliché, je trouve. Numéros de jonglage, contorsion, force. Les filles asiatiques forment des pyramides humaines sur les balles que j’ai vues en coulisses. La plus jeune, debout sur les épaules d’une autre, ne doit pas avoir plus de douze ans. A plusieurs reprises, elle perd l’équilibre et se fait rattraper in extremis par celles restées au sol. Elle ne cesse de sourire, même en chutant. Un trapéziste leur succède. Pour seul appui, tête à l’envers, il mord un plot fixé sur le trapèze et tourne en cercles concentriques, jambes et bras écartés. Je guette le numéro à la barre russe.»
Pas de Corée cette fois. Le paysage culturel du roman est bien différent que celui d’Hiver à Sokcho et Les Billes du Pachinko. Mais géographiquement, on est toujours dans les mêmes horizons. Nathalie, à nouveau une jeune femme qui est à la fois narratrice et protagoniste, s’envole pour la Russie. A Vladivostok, donc tout près et de la Corée et du Japon. Costumière diplômée, elle est engagée par un cirque pour créer les costumes de trois voltigeurs pratiquant la barre russe. Sur place, elle noue des liens particuliers avec les trois artistes, entre malaise et complicité, ainsi qu’avec Léon, metteur en scène canadien, avec lequel la relation se caractérise dans l’agacement et la séduction.
On pourrait croire en commençant la lecture de ce roman à une immersion dans le monde du cirque avec sa magie, ses couleurs, sa folie, sa douceur mélancolique, un peu à la Fellini dans La Strada (1954) ou dans Les Clowns (1971). Mais non. La quasi-totalité du roman se déroule dans l’entre-saison du cirque: pas de spectacles, pas de pop-corn, pas de gamins au regard émerveillé. Mais des entraînements, à la dure. Mais de la paresse aussi, qui créée un contraste entre ceux qui se reposent après une saison bien pleine et Nathalie qui doit commencer à travailler justement au moment de la relâche. Plus que le monde du cirque, le roman explore ce cirque qu’est le monde: le cirque des relations humaines toujours compliquées et qui comblent pourtant, le cirque des peurs absurdes, le cirque des familles déchirées. Le cirque de la nostalgie, qui questionne la notion de vieillissement.
Et un tour de piste général
Elisa Shua Dusapin a suivi son chemin littéraire dans un certain style et dans une certaine posture. Mais rien n’est encore totalement fixé, et heureusement ! Déjà au niveau du style, on remarque dans Vladivostok Circus une écriture au vocabulaire plus châtié, aux phrases plus disséquées entre elles. Ce n’est ni bon ni mauvais, simplement différent. L’auteure a voulu tenter de faire peut-être «plus littéraire» dans le dernier roman, ce qui n’était à mon sens pas forcément nécessaire. Hiver à Sokcho, dans sa grande simplicité de forme et de fond, n’était pas moins littéraire, ni moins élégant, ni moins riche, ni moins agréable.
Progression de style ou pas, la jeune romancière sait évidemment écrire, elle sait ce qu’elle fait. Et elle sait donner chair aux idées qui trottent dans sa tête avec ce qu’il faut de suggestion dans le style pour que ses idées finissent par trotter dans nos têtes. Pour faire simple, Elisa n’a pas de leçon d’écriture à recevoir. Au niveau du fond, c’est là que notre écrivain se distingue tant.
Elle n’est pas du genre Nicolas Bouvier, Ella Maillart ou Sylvain Tesson, elle reste pourtant à mes yeux un écrivain voyageur. Un écrivain qui part à l’autre bout du monde pour nous dire quelque chose de chez nous, quelque chose de nous. Dans Hiver à Sokcho, à travers le regard coréen, elle nous montre le déchirement des êtres entre respect des traditions et injonctions de vie moderne. Dans Les Billes du Pachinko, à travers le regard japonais, elle nous montre le déchirement des êtres entre le désir de retrouver ses origines et la peur de ce qu’on pourrait y trouver. Dans Vladivostok Circus, à travers le regard russe, elle nous montre le déchirement des êtres entre l’angoisse de risquer sa vie et le besoin vital de confiance.
Ecrivain du voyage, donc, de la dualité des êtres, et par là du malaise. Dans les trois romans, le malaise de la protagoniste principale est dominant. Et ce qui est vrai pour la vie est vrai pour les fictions de Dusapin: le malaise est la clef de la transformation. Le personnage évolue à travers ses malaises, il opère un chemin et se transforme; métamorphosé par un voyage autant intérieur qu’extérieur. Le malaise se vit seul, comme dans les trois romans, et c’est à nous seuls qu’il revient de nous prendre en charge, de nous transformer.
Ecrivain du métissage, enfin, on l’aura assez dit. Ce métissage, c’est en quelque sorte la carte de visite d’Elisa Shua Dusapin. Son œuvre en chantier est pétrie de ce métissage. Carte de visite bien méritée et bien concrète. Parce que le métissage, ça s’expérimente au plus profond de soi, avant de le coucher sur le papier. Sans quoi, seules des banalités gentillettes en ressortiraient. Avec Elisa, le métissage est non seulement vécu en profondeur, mais il est aussi rendu concret par les voyages de l’auteure pour écrire sur d’autres régions du monde. Et surtout, ce métissage est offert au lecteur, qui à son tour peut explorer ses propres métissages.
Sacré programme ! Et qui sait ce qui nous attend encore avec les prochains livres de notre chère amie… Peut-être un roman au métissage plus intérieur qu’extérieur, peut-être un roman au voyage plus mental que terrestre, peut-être un roman au malaise encore plus violent et radical, peut-être un roman qui va laisser de côté toute pudeur et toute retenue pour rendre ces jolis livres de chez Zoé dangereusement inflammables. Qui sait! En tout cas, après être passée par une localité balnéaire coréenne, une salle de jeux japonaise et un cirque russe, Elisa Shua Dusapin a désormais tous les ingrédients pour nous surprendre toujours davantage et laisser s’exprimer pleinement le brin de folie qui se trouve en elle.
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