Culture / Tu te libéreras à vingt ans
Pays en révolution, le Soudan nous envoie ses premiers films après trente ans de disette artistique. Appel à la liberté primé dans plusieurs festivals, «Tu mourras à vingt ans», d'Amjad Abu Alala, compte d’ores et déjà parmi les plus beaux films venus du continent africain. A voir dans les salles suisses.
Ce n'est jamais très populaire de le dire, mais rares sont les films africains qui peuvent trouver grâce à des yeux d'Européens. Affaire de rythme plus lent, d'enjeux dramatiques trop élémentaires, d'amateurisme de l'interprétation ou de manque de sophistication formelle, le fait est là, heureusement compensé parfois par une expression poétique capable de nous ouvrir à de nouveaux horizons. On est d'autant plus surpris lorsque surgit de nulle part un film africain plus riche dans son récit et accompli dans sa forme que la plupart des productions, y compris occidentales, actuellement sur nos écrans. Tu mourras à vingt ans, première œuvre d’Amjad Abu Alala, est de ceux-là. Un film qui confirme, peu après le beau documentaire Talking About Trees de Suhaib Gasmelbari (sur le rêve d'un groupe de vieux cinéphiles de rouvrir un cinéma), le réveil d'un pays resté quasiment vierge d'images: le Soudan.
Evidemment, son auteur ne vient pas vraiment de nulle part. C'est un Soudanais «international», né aux Emirats Arabes Unis et aujourd'hui encore basé à Dubaï. Il a beaucoup voyagé, a eu accès à la culture cinématographique (ce sont les films de l'Egyptien Youssef Chahine qui ont déclenché sa vocation), à des stages (dont l'un décisif avec l'Iranien Abbas Kiarostami) et pour finir à des financements étrangers (son film est co-produit par la France, l'Egypte, l'Allemagne, la Norvège et le Qatar). Mais il a conservé ses racines. Et ce Soudan qui a passé trois décennies sous une dictature militaire mais aussi religieuse et économique (à la botte du FMI) est resté son beau souci, comme le prouve aussi son engagement comme programmateur d'un festival de cinéma à Khartoum.
Une jeunesse bloquée
C'est un peu au sud de la capitale, dans un village du sahel aux abords du Nil bleu, qu'il a situé cette première fiction, librement inspirée d'une nouvelle de son compatriote Hammour Ziada (Sleeping at the Foot of the Mountain). Lors d'une grande réunion religieuse, Sakina est venue chercher la bénédiction de l'imam pour son garçon nouveau-né, Muzamil. C'est alors qu'un derviche s'écroule juste à côté, lui valant la prédiction que l'enfant ne vivra pas plus de vingt ans. Un peu plus tard, le père décide de partir travailler une année à l'étranger, ce qui ne fait que rendre Sakina plus protectrice de son fils unique. Muzamil grandit ainsi à l'écart des enfants de son âge qui le moquent comme «le fils de la mort», sauf la petite Naima qui l'aime bien.
Après un grand saut temporel, nous retrouvons Muzamil à 19 ans. S'il envoie de l'argent et parfois des nouvelles, son père n'est jamais rentré. Quant au garçon, il a trouvé un refuge à l'école coranique et un travail chez un épicier. Devenue une belle jeune femme, Naima espère visiblement plus de leur amitié, mais Muzamil n'ose rien envisager, comme bloqué par la funeste prédiction. Chargé de lui livrer de l'alcool, il commence surtout à fréquenter un homme «de mauvais vie», Suleiman, qui vit à l'écart avec une prostituée. Peu à peu, cet ancien caméraman revenu au village après avoir beaucoup bourlingué devient presque un père substitution. Mais un jour, le vrai père de Muzamil réapparaît et ce dernier se trouve confronté à une série de choix, cruciaux pour son avenir – ou pas.
L'expression d'une nécessité intérieure
De toute évidence, il y a une dimension symbolique à ce récit d'apprentissage pas comme les autres. Cette prédiction qui rogne les ailes à Muzamil dès sa naissance vaut en fait pour tout l'ordre religieux qui pèse sur le pays. Mais plutôt qu'une attaque frontale, le cinéaste a l'intelligence d'en faire une affaire de choix, sans mépris pour ceux qui s'accommodent de leur carcan. Ainsi de Sakina, qui a dédié une pièce de leur maison au décompte des jours d'absence de son mari, à moins que ce ne soit ceux qui restent à vivre à son fils. De son côté, Muzamil est de plus en plus tiraillé. Si l'hypocrisie d'un nouvel imam qui admire son torse musclé ne lui apparaît pas forcément, les bouts de films que lui projettent Suleiman lui offrent une fenêtre sur un autre monde et l'éloignent lentement mais sûrement des études coraniques. Le «péché» est-il vraiment si grave? Et si le mariage prématuré était un autre danger? Mais qu'est-ce qui a donc éloigné son père? Et brisé Suleiman?
Rien n'est évident dans ce beau film, qui n'oublie pas non plus la part du rêve. Mais ce qui vous saisit le plus, c'est encore sa puissance expressive. A commencer par Muzamil (Mustafa Shehata), chaque personnage est fortement incarné. Les différents lieux, les couleurs, l'ombre et la lumière, parlent eux aussi dans l'image signée Sébastien Goepfert (A peine j'ouvre les yeux, Petit paysan). Et quand la musique intervient sur des cadres qui frappent et des coupes qui claquent, on la ressent vraiment. Tout cela a pour nom mise en scène, et à l'évidence, Amjad Abu Alala a ça dans le sang. Ce n'est pas un hasard s'il a remporté le Prix (Luigi De Laurentiis) de la meilleure première oeuvre à la dernière Mostra de Venise ainsi que le Grand Prix (Regard d'or) du Festival de Fribourg (même si ce dernier s'est déroulé on-line). Son film qui refuse la fatalité montre la voie à tout un continent. Et rappelle à tous nos cinéastes prématurément usés par une surabondance de fictions que seule une forte nécessité intérieure fait les vrais bons films.
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