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De Taine à Giono, en passant par Léautaud, ils sont tant à avoir passionnément aimé Stendhal! Et ce n’est pas fini. L’œuvre est si vaste et excède si largement l’univers du roman. Tous les jours, de nouveaux admirateurs lui naissent. En puissant dans le «Journal», les «Souvenirs d’égotisme», la «Vie de Henry Brulard», les «Mémoires d’un touriste», le «Voyage dans le Midi de la France» et la «Promenade dans Rome», Philippe Bertier en réalise une convaincante démonstration et, jubilation constante, il nous trace le portrait de l’impénitent oiseau migrateur que fut Henri Beyle.



Voyager pour se réinventer

Malgré sa grande admiration pour Jacques le fataliste de Diderot, Stendhal pense qu’il vaut mieux voyager seul. Pas question qu’un domestique lui pollue l’esprit de ses impertinentes remarques. De même, il ne veut pas qu’un provincial lui vante par avance les beautés de son pays. On doit tout découvrir par soi-même. Les guides professionnels sont aussi à éviter, dit-il, car la plupart du temps, ils font preuve de pédantisme et d’un discours d’autorité. Il estime qu’il n’a nul besoin qu’on lui explique ce qui est beau et ce par quoi il faut être ému. Les platitudes que l’on professe sur les vues ou les œuvres célèbres, il s’en moque car bien peu lui chaut ce qu’il n’a pas éprouvé de lui-même. Ce qui est admirable pour l’un, est extravagant pour l’autre. Il faut répudier tous les modèles et ne pas hésiter à crever les baudruches de l’admiration préfabriquée. Le Beau est relatif et chaque individu en a sa propre version. Voilà. Ecoutant le chant des oiseaux qui gazouillent par centaines dans les ruines du Colisée de Rome, le voyageur stendhalien désire plus que tout qu’on ne se préoccupe pas de lui et qu’on le laisse rêvasser tout son saoul.

Voyager, c’est échapper au radotage du même, sortir de soi! Ce qu’il privilégie donc, c’est le divin imprévu et garder son envie d’avoir envie. Voyageur sans œillères, ouvert à tous les inattendus du chemin, s’il ne se prive pas de fréquenter des musées, ce sont surtout les gens, les habitants qu’il veut rencontrer.

La nature

Préférant les régions ensoleillées, Stendhal déclare que le climat italien est son idéal car y prendre le frais et y fréquenter l’opéra rendent propice à ce qu’il met au-dessus de tout: la rêverie amoureuse. Au Nord, il y a le protestantisme qui de tout plaisir fait une faute et au Sud, le catholicisme qui de toute faute fait un plaisir. Facile donc de savoir où aller quand on est libre de le faire. La mer, dont le voisinage détruit toute petitesse dans l’homme,  le ravit tout autant mais seulement à marée haute!

Et tout, partout et tout le temps, le fait bondir à autre chose, le paysage est musique, théâtre, peinture, sculpture antique, le Corrège, Cimarosa, Mozart. Il cherche l’art dans la nature et l’y trouve! Ici l’opulence d’un Titien, là un Raphaël ou un Lorrain. Il se promène dans Rome comme dans un Poussin. «L’aspect du pays est magnifique: ce n’est point une plaine plate; la végétation y est vigoureuse. La plupart des points de vue sont dominés par quelque reste d’aqueduc ou quelque tombeau en ruine qui impriment à cette campagne de Rome un caractère de grandeur dont rien n’approche. Les beautés de l’art redoublent l’effet des beautés de la nature et préviennent la satiété, qui est le grand défaut du plaisir de voir des paysages.» 

Diligence et douanes

Le voyageur connaît des moments d’humiliation ne pouvant être compensés que par l’autodérision. Peu cavalier, souvent il choisit la diligence, ce moyen de transport qui offre le plus de chance d’imprévu. Du coup, il arrive que cela se transforme en enfer. De Dol à Saint-Malo, il est en compagnie de bourgeois qui parlent constamment d’eux et de ce qui leur appartient: leurs femmes, leurs enfants, leurs mouchoirs et tout ce qui a l’honneur de leur appartenir prend un caractère d’excellence, leur femme vaut mieux que toutes les femmes, leur mouchoir n’a point d’égal. Ces gens triomphent dans leur bassesse comme un porc se vautre dans la fange, écrit-il. Et il ajoute: «J’aurais donné quinze jours de prison pour pouvoir faire administrer à chacun d’eux une volée de coups de canne.»

Une autre fois, par contre, voyageant avec trois prêtres, il est ravi, parce que ceux-ci, bien renseignés grâce à toutes les confessions qu’ils ont écoutées, lui décrivent les différentes manières d’être des femmes dans chacune des régions qu’ils traversent ensemble.

Pour donner un autre exemple, face au type de nuisance telle que la douane, il n’y a pas plusieurs solutions, se raisonne Stendhal. Il n’y en a qu’une: étudier de façon dépassionnée ces humains moisis affligés d’un zèle maniaque et qui ne peuvent jouir de leur ridicule petit pouvoir qu’en vous harcelant. Persécuté par un douanier, au lieu de vous abandonner au plus affligeant de tous les fléaux, la haine impuissante, étudiez ce fonctionnaire comme vous le feriez d’un œuf de grenouille. A part son emploi officiel, quels sont ses autres moyens de subsistance? Comment fait-il l’amour? A part sa mère, qui pourrait l’aimer?

Poétique de la flânerie

Stendhal se méfie de lui-même. Il a trop tendance à exprimer ce qu’il pense vraiment et après ses interlocuteurs lui en veulent. Il n’est jamais condescendant, toujours intéressé par l’autre, il garde son naturel quel que puisse être le rang social de celui à qui il parle, qu’il soit bottier ou pape, pour le meilleur et parfois pour le pire, il reste lui-même. Ce que les sots appellent des curiosités dit-il pour lui n’en sont pas. «Ce qui est curieux pour moi, c’est ce qui se passe dans la rue et qui ne semble curieux à aucun homme du pays.» L’exotisme lointain l’indiffère. L’Europe lui suffit. Badaud, flâneur, il est heureux d’exister et sa passion pour les détails l’accompagnera tout au long de son existence. Une perpétuelle coulée de sensations diverses, des traits matériels aussi mais sublimés par leur immersion dans un bain de rêveries. Il ne veut pas donner à voir mais à sentir et à ressentir. Très sensible aux effets de lumière, prompt à comparer tel ou tel paysage à telle ou telle peinture ou à tel opéra. Dans des serviettes mises à sécher à une fenêtre, il voit des peintures d’Hubert Robert ou de Corot. Une jeune fille qui balaie, des gamins qui jouent, une brise fraîche, des oiseaux qui chantent et le voilà tout à sa simple félicité d’être au monde, de jouir d’une liberté complète, d’entendre son âme. 

Stendhal abhorre les effusions, toute rhétorique, le joli, le pittoresque – la simplicité est la première des qualités. Quand il est très ému, conscient des limites de l’expression langagière, il choisit le silence. Milan, par exemple, pour lui, c’est trop de bonheur, au-delà de toute expression possible. «Quoi de plus joli que la gorge de Sonnant? Mais précisément parce que j’ai beaucoup admiré, mes yeux et mon âme sont rendus de fatigue, et je n’ai plus la force d’écrire et de penser. Il ne me vient que des superlatifs sans grâce qui ne peignent rien à qui n’a pas vu, et qui révoltent le lecteur homme de goût.»

Eblouissement

J’aimerais pour conclure vous offrir cette épiphanie, de quoi vous rendre, j’espère, curieux de cet ouvrage si tonifiant!

«A Rolle, ce me semble, arrivé de bonne heure, ivre de bonheur de la lecture de La Nouvelle Héloïse et de l’idée d’aller passer à Vevey, prenant peut-être Rolle pour Vevey, j’entendis tout à coup sonner en grande volée la cloche majestueuse d’une église située dans la colline à un quart de lieue au-dessus de Rolle ou de Nyon. J’y montai. Je voyais ce beau lac s’étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait mes idées et leur donnait une physionomie sublime.

Là, ce me semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait.

Pour un tel moment, il vaut la peine d’avoir vécu.»


«Stendhal et "le grand art de voyager"», Philippe Berthier, Honoré Champion, 204 pages.

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