Culture / «Résister, encore», une exposition coup de poing qui arrive à point nommé
Pour sa dernière exposition au MCBA en qualité de directeur, Bernard Fibicher réalise un véritable tour de force. Avec l’exposition «Résister, encore», il propose une interrogation sur la résistance à travers l'art. Démarrée le 17 février 2022, le jour même de la levée en Suisse des mesures sanitaires liées au Covid et une semaine avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le thème éclate de pertinence.
Résister, encore, deux mots qui sonnent comme une injonction, une invitation ou une promesse. Titre choc pour une exposition au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, des œuvres puissantes de 15 artistes engagés invitent à la résistance et nous plongent dans l'actualité.
Depuis 15 ans, Bernard Fibicher assure une programmation qui bouscule les habitudes du public vaudois. Riche de ses expériences au Kunsthaus de Zurich, de la Kunsthalle de Berne et du Musée des beaux-arts de Berne (et d’un compagnonnage avec l’artiste d’Ai Wei Wei, qu’il a été le premier à présenter en occident), il est le révélateur d’un art contemporain exigeant, mais populaire. Une façon de montrer que l’art n’a pas seulement sa place dans la société, il en est un des moteurs.
Musée et enjeux de société
Le thème de la résistance lui est venu comme une évidence, non pas pour illustrer des mouvances quelconques, ni la mobilisation citoyenne massive face à des systèmes, mais pour montrer comment les artistes traduisent ou anticipent les enjeux de société.
La résistance est fondamentalement constitutive de l’art, confie-t-il. «L’artiste peut se permettre de poser toutes les questions fondamentales sans se plier à un contexte politique, religieux, économique, moral ou même esthétique».
Le musée devient l’espace idéal pour exercer cette résistance, «le terrain d’exercice d’un monde alternatif dans un lieu ouvert sur la cité» explique le directeur qui a piloté le transfert du musée à la gare de Lausanne en 2019, occupant le premier bâtiment du complexe culturel de Plateforme 10 en plein centre de la ville.
«L’actualité nous montre que les gens résistent, mais nous ne portons aucun jugement de valeur sur leurs engagements».
En revanche, il insiste sur la force créative et l’inventivité des artistes engagés.
«Les œuvres présentées sont des créations autonomes, autant de réponses qui nous forcent à réfléchir dans le but de proposer quelque chose de différent.»
Vue d'installation de William Kentridge, «Notes Towards a Model Opera».
Un parcours plein de sens
15 artistes, et non des moindres, figurent dans une exposition qui aurait pu, par son thème, sombrer dans une moralisation un peu glauque. Ce qui la sauve, c’est la beauté des œuvres dans un parcours plein de sens et de poésie, une contextualisation qui participe au regard et à l’intelligence du visiteur.
Dès la première salle, le ton est donné. Face aux six gravures sur bois qui forment le recueil terrifiant C’est la Guerre! (1915-1916) de Felix Vallotton, se trouve une sculpture magistrale de l’artiste turque, Banu Cennetoğlu. Formée par les pierres lithographiques du journal d’une journaliste pro-kurde, elle représente un hommage à la nation démembrée des suites de la même première guerre mondiale illustrée par Vallotton (le Traité de Lausanne en 1923, signé au Palais de Rumine, ça vous dit quelque chose?).
Sur le thème de la ruine au sens large, celles de l’antiquité autant que celles des temps modernes, Thomas Hirschhorn apporte son grain de sel à la fois insolent et savoureux. Il est en bonne compagnie: l’artiste israélienne, Sigalt Landau, dans une vidéo plantée dans le décor, se fait macérer la peau avec un hula-hoop de fil barbelé, l’air de dire que l’art – qui reste une distraction – sera toujours un moyen efficace pour exprimer sa propre résistance à la barbarie.
Sigalit Landau, Barbed Hula, 2001.
Plus loin, on trouve la frénésie guignolesque d’un montage vidéo de l’apôtre sud-africain anti-apartheid William Kentridge à proximité du lac de douceur de l’Indien Amar Kanwar qui cherche le ralentissement d’une nature à l’écart de l’homme. Ou les brodeuses de linceuls des femmes victimes de féminicides de la mexicaine Teresa Margolles à côté des personnages style cartoon à l’effigie du Ku Klux Klan de Philip Guston, dont une rétrospective dans des musées majeurs aux Etats-Unis et à la Tate de Londres a récemment été reportée de plusieurs années pour ménager les sensibilités woke et se plier au politically correct, ce que Lausanne ne fait pas.
Derrière la cage dorée de Michel Français, les personnages KKK non grata de Philip Guston..
La pièce maîtresse est sans doute Do you hear me? de la grande artiste pakistanaise Nalini Malani. Partie d’un fait divers glaçant, l’œuvre composée de 88 dessins réalisés par doigt sur IPad et projetés simultanément sur une suite d’écrans est d’une beauté stupéfiante. Son message de révolte est d’autant plus cinglant et efficace.
Nalini Malani, Do You Hear Me? (install), 2020
Ce tour du monde des résistances se termine avec la cruelle apogée d’une artiste femme bien de chez nous. Tessinoise d’origine bâloise, Miriam Cahn se contrefout des conventions. Sa peinture âpre, brutale, est le chemin le plus direct aux résistances. Viols, exactions, tortures, elle propose pourtant le salut à travers la couleur. L’art à la conquête de l’horrible.
Les peintures de Miriam Cahn derrière les Crossblocks de Fabrice Gygi.
D’autres artistes ont été sélectionnés selon ce même principe, nul autre aussi puissant que Michel Francois, un Belge l’air de rien qui dénonce les à prioris. Et si le capitalisme était un leurre?
En somme, l’art pose les questions, nous amenons nos propres réponses.
La résistance, toujours
Ce que nous apprenons à travers cette installation, c’est le rôle de résistance des artistes engagés, jamais aussi vive que quand l’actualité les rattrape.
«Les artistes nous apprennent à voir les choses différemment. On devient à la fois plus critique et plus actif.»
Le constat de Bernard Fibicher sonne comme une prémonition.
A l’heure de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’artiste Nadezhda (Nadya) Tolokonnikova de Pussy Riot, s’associe à Trippy Labs et des membres de PleasrDAO pour lancer Ukraine DAO, la vente virtuelle du drapeau ukrainien sous forme de NFT (jetons non fongibles). La barre des 4 millions de dollars (l’équivalence des ETH, la crypto-monnaie) en faveur des organisations humanitaires sur place a été dépassée en moins de trois jours. Suivre sur Twitter.
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