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Culture / Quand la lettre et l’esprit de grands livres sont magnifiés sur les écrans


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Deux chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine, «Expiation» d’Ian McEwan, et «Cent ans de solitude» de Gabriel Garcia Marquez, passent au grand et au petit écran avec un rare bonheur. L’occasion de se poser quelques questions sur les transits souvent hasardeux des adaptations de toute sorte…



Comparaison n’est pas raison, dit-on, et moins encore compétition même si le rapprochement, la mise en rapport, l’évaluation différenciée se justifie en cela qu’elle éclaire à la fois les spécificités d’arts bien distincts et les qualités particulières des œuvres, et cela semble en tout cas ce qu’on peut observer en regardant, après avoir lu les romans d’origine, leurs adaptations, à savoir: Expiation de l’auteur anglais Ian McEwan, paru en 2001 et traduit en français en 2003 aux éditions Gallimard, puis adapté par le réalisateur Joe Wright en 2007, sous le titre de Reviens-moi, aussitôt gratifié des plus hautes distinctions (notamment pour la musique de Dario Marianelli) puis de l’aval massif du public, et le «cultissime» Cent ans de solitude du Colombien Gabriel Garcia Marquez (prix Nobel de littérature 1982), longtemps réticent envers toute adaptation de son roman, lequel fait cependant l’objet aujourd’hui d’une série «adoubée» par ses héritiers, signée Laura Mora Ortega et Alex Garcia López et comptant 16 épisodes dont les 8 premiers se découvrent ces jours sur la plateforme de Netflix.   

Avatars des nouveaux transits 

On peut se gausser des fans du dernier jeu vidéo inspiré par la traversée des enfers de La Divine Comédie du vénérable Dante Alighieri, ou se moquer du «kitsch» en se rappelant, tiré de l’immortel Don Quichotte, L’Homme de la Mancha (1972) d’un certain Arthur Hiller surtout connu pour sa version cinématographique de Love story, sans conclure que le passage de l’écrit «élitaire» au cinéma constitue forcément une altération voire une perte, et quelques exemples fameux le prouvent à divers degrés, tels Crime et châtiment de Dostoïevski dans la version d’Akira Kurosawa, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry adapté par John Huston, Hiroshima mon amour inspiré par Marguerite Duras à Alain Resnais ou même A La Recherche du temps perdu de Proust émincé par Volker Schlöndorff dans Un amour de Swann et par  Raul Ruiz dans Le Temps retrouvé.

A tout coup, même si ça se discute dans le détail, il ressort de ces exemples que d’une œuvre à part entière, dans son langage spécifique, une autre œuvre singulière, avec son vocabulaire particulier est «sortie» sans être réduite comme une tête de jivaro, ainsi qu’il en irait du Voyage au bout de la nuit transcrit en manga ou de L’Odyssée en BD – quelque «pied» que les ados de tous âges puissent prendre à la consommation de ces produits dérivés…

Le triomphe actuel du «storytelling», le nivellement lié à la massification culturelle et à l’avachissement de l’esprit critique, en attendant la soumission dernière à la novlangue de ChatGPT, constituent autant d’obstacles à l’approche intelligente et différenciée des œuvres et de leurs niveaux de langage, mais rien n’est tout à fait perdu, se dit-on en découvrant – retour à la case départ –ce que Joe Wright et sa bande on fait d’Expiation avec Reviens-moi, et l’épique adaptation de Cent ans de solitude illico baignée par l’inquiétante étrangeté du fameux «réalisme magique» de Gabo sur fond de très vastes et très verts paysages seulement imaginés dans le roman.

Le cinéma dans votre tête, et après…

Vous avez passé des heures avec les personnages d’Expiation. Pas tout à fait 500 pages, à quatre feuillets près, mais un monde quasiment en 3D si vous fermez les yeux: le magnifique manoir des Tallis (le «patriarche»), le début de love story socialement empêchée de Cecilia, la fille de riche, et de Robbie le beau et fin garçon de la gouvernante dont les études supérieures devraient être sponsorisées par le «patriarche», ministre invisible et d’autant plus présent, vous a ému autant que vous serez révolté, sidéré, même horrifié par le faux témoignage de la jeune Briony, treize ans, secrètement éprise du boyfriend de sa sœur aînée et accusant le jeune homme d’un viol issu de ses seuls fantasmes de romancière en herbe, pour le malheur de tous.

Le film était donc dans votre tête, et le voici passé à l’image, avec cette première incarnation terrifiante de l’ado blême, horriblement jolie, les yeux d’une fée mauvaise et la rigidité d’une vieille fille. A treize ans, Briony est campée par l’implacable et fragile Saoirse Ronan, et plus de cinquante ans plus tard apparaîtra Vanessa Redgrave romancière à son vingt et unième et dernier livre, intitulé Expiation et «offrant» un épilogue moins atroce aux deux amants qui ne se seront jamais retrouvés en réalité…

Or le film de Joe Wright, d’une intense poésie visuelle, sur fond de musiques admirablement modulées, traduit merveilleusement le «mentir vrai» du roman auquel les images et les personnages incarnés ajoutent leur parfaite ambiguïté. D’un poème romanesque est donc issu cet autre vrai poème de cinéma…

Comme un feuilleton picaresque

Il y a du roman familial et de la tragédie intime dans Expiation, où la hache de la grande Histoire se brandit au-dessus des destinées personnelles, mais on y reste en somme dans l’orbe d’un roman formant une boucle sous le sceau de styles personnels très marqués, alors que la série est autre chose.

Passer du temps du roman, même épique et largement ouvert aux vents contraires des évolutions historiques et autres révolutions comme l’est Cent ans de solitude, à la foison des épisodes relevant plus typiquement du feuilleton, où la technique narrative collective se substitue au récit d’un seul auteur, comporte un risque de dilution qui aura marqué d’innombrables séries, tirées de livres même bons, contrairement à ce qui se passe ici – très belle surprise alors, en tout cas sur les huit épisodes visibles dont le premier nous plonge aussitôt dans l’atmosphère avérée du fameux réalisme magique, avec une puissance d’évocation à la fois très physique et frottée d’onirisme fantastique tout à fait saisissante, tant pour les scènes intimes en cadres serrés que pour les échappées en plan-séquences somptueux dans l’immense nature de l’arrière-pays de Macondo.

D’emblée ainsi, avec en voix off le récit de mémoire de la saga Buendia, l’imagerie s‘impose avec une intense vigueur en nous faisant entrer dans le premier village mythique où vit le premier couple de jeunes gens faits l’un pour l’autre comme il en irait d’Adam et Eve avant la Chute, au dam des familles et sous la malédiction de la mère promettant à sa fille un engendrement monstrueux (le serpent d’une sorcellerie plus indienne que biblique, quoique…), et tout de suite les thèmes de la sensualité entravée, la violence des clans, entre combats de coqs et duels mortels, la rupture et l’exode – la formidable procession à travers les monts boisés et jusqu’à la mer nous entraînent au gré d’un vrai grand souffle épique, et quelle âpre splendeur! 

La série vaut-elle pour autant le roman? Pas plus que les films tirés de la Recherche proustienne ou des Illusions perdues de Balzac ne sont vraiment égaux au «cinéma» que nous nous faisons en lisant ces chefs-d’œuvre, mais là encore, par-delà toute comparaison, pourquoi ne pas se réjouir, pourquoi ne pas jouir de ces «lectures» prolongées en beauté?  


«Reviens-moi» et «Cent ans de solitude» sont à voir sur Netflix

            

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