Culture / Plus cru, tu meurs!
«Vie d'une prostituée» de Marie-Thérèse affiche une insolite singularité, une vitalité admirable, une franchise hors du commun. Marie-Thérèse finit son livre par où elle l’a commencé en nous apprenant qu’elle a déclaré juste après avoir lu un livre d’Henry Miller être capable d’en faire autant.
Au voisin qui lui a prêté cet ouvrage, elle a dit: «Si c’est ça, la littérature, je t’en ferai des kilomètres!...» «Essaie, on verra bien», qu’il lui a répondu. «Pour t’encourager, je te payerais cinquante francs par page écrite».
Et du coup, elle s’est mise à raconter, avec un regard pragmatique, dans une langue archi crue et dénuée de toute fioriture, son existence durant les années de guerre, sa vie dans les maisons closes, ou sur le trottoir, ses relations avec les clients.
«Un étonnant morceau de littérature brute» dit, en 1947, Simone de Beauvoir, décidément à l’avant-garde du côté de la question féminine, en proposant Vie d’une prostituée de Marie-Thérèse au comité de rédaction des Temps modernes qui le publie dans une version réduite de moitié par rapport au manuscrit original, c’est-à-dire largement expurgée! C’est sa vieille amie féministe, Colette Audry, qui le lui a apporté et on peut postuler que, plus que le récit d’une vie de péripatéticienne, c’est le côté bisexuel de cette existence, avoué et revendiqué par Marie-Thérèse Cointre, qui génère cet engouement de la part de l’auteur du Deuxième sexe.
Quand René Bertelé, l’éditeur de Prévert, et ami lui aussi de Colette Audry, s’aperçut que le manuscrit avait été massacré par les existentialistes germanopratins dans leur revue, il décida d’en publier clandestinement la version intégrale et c’est celle-ci, épuisée depuis longtemps, qui est aujourd’hui republiée par la Manufacture de livres.
Mais, si vous le voulez bien, reprenons tout au début
Pour pouvoir partir de chez ses parents, Marie-Thérèse épouse, à 16 ans, un homme de 29 ans qui lui interdit de se maquiller, d’aller au cinéma et qui lui fait un enfant de façon à ce qu’elle soit forcée de rester à la maison. C’est un garçon, prénommé Jacques et qui meurt à l’âge de deux ans.
Comme, enfermée chez elle, elle s’ennuie à mourir, elle prend des cours d’infirmière. Sa formation terminée, elle va travailler dans la banlieue parisienne dans un hôpital où ses nouvelles collègues vont l’initier aux amours saphiques, pratique dont elle ignorait jusque-là l’existence. Une dénommée Hélène, blonde comme elle, et tout à fait à son goût, va la faire jouir. Pour de bon, comme elle le précise. Ensuite, après avoir mis son second enfant en nourrice, elle partira à Paris avec un Julot, où, après avoir vécu un mois de pur bonheur dans un petit hôtel boulevard Barbès et s’être vu offrir par son nouveau chéri une robe et une paire de chaussures, elle va entrer sans transition dans la prostitution et faire des passes à République. Après quelques jours, elle découvre un vrai bordel avec des femmes qui coïtent devant tout le monde, sur des bords de table, où elle va être initiée aux différentes passions et manies des clients. Elle gagne bien et Julot est content mais la guerre arrive et elle est appelée à la Vallée de Chevreuse.
Durant trois mois, avec le régiment auquel elle est attachée, ils font l’exode ensemble. Elle est démobilisée à Poitiers. Ils rentrent à Paris où ses clients sont dorénavant des Allemands! Qu’elle trouve plus agréables parce moins exigeants que les Français. Elle fait de bonnes journées et est contente. Julot, outre qu’il fait la vaisselle et bricole, fait aussi très bien la cuisine, mais quand il exige qu’elle aille travailler en maison et en province, elle comprend enfin que c’est un salaud qui l’exploite.
Dans la ville de P., dans une baraque en bois, avec des planches en guise de carreaux, et ayant comme clients des marins allemands et italiens, quand elle veut s’acheter une robe, la patronne lui apprend que son Julot défend de lui donner de l’argent, elle décide alors de le plaquer. Elle se fait admettre dans un hôpital comme patiente et y reste deux mois et demi. En fait, enceinte, elle se fait «sauter le gosse» et c’est grâce à une copine qui lui a dit de mettre la sonde dans une boule de pain qu’elle peut le faire proprement. Avec une branche de persil, une poire à lavement, des aiguilles à tricoter, c’est dangereux, dit-elle.
Comme à Paris cela se passe mal avec son Julot, elle repart dans une maison plus propre et plus confortable sise sur une île. Comme clientèle, elle n’a que des marins allemands qu’elle trouve gentils – dont un pour qui elle a le béguin. Néanmoins, bien décidée à s’émanciper, elle se fait faire un contrat O.T.S. pour partir en Allemagne.
Berlin en 1942 et Hambourg en 1943
Arrivée à Berlin en février 1942, elle se retrouve avec des Hollandaises, des Belges, des Danoises et est placée comme bonne à tout faire dans une boulangerie. Sa patronne, qui aime les femmes, est gentille avec elle. A la boulangerie, elle rencontre Paul, un Français âgé de 20 ans, avec qui elle se lance dans le trafic de tickets de pain. A midi, sous prétexte de faire des courses, elle sort pour aller au cinéma et faire deux ou trois passes. Elle peut se le permettre, car elle est l’enfant gâtée de la boutique. Elle a une histoire d’amour avec un militaire allemand qui va mourir en mer.
Stalingrad tombe, et un grand deuil s’abat sur Berlin. Tous les cafés, les cinémas sont fermés et enfin quand Berlin est durement bombardée, elle fuit et rentre chez son père où elle n’a pas mis les pieds depuis trois ans. Trois jours après, il meurt. Elle retourne en Allemagne pour finir son contrat en emmenant sa sœur avec elle. Pour finir, de fil en aiguille, elles se retrouvent à Hambourg. Où les bombardements finissent par être pires qu’à Berlin.
Deux mille cinq cents avions canadiens bombardent la ville pendant quatre jours et quatre nuits. Un vrai carnage! Elles s’abritent sous une voûte et voient brûler toutes leurs affaires: six valises et tout leur argent. Le patron leur donne cent marks et les voilà̀ reparties, à pied bien entendu. Plus une maison: toutes en feu. Des morts partout! Elles marchent et c’est la même chose qu’en 40 en France pendant l’exode. Elles se font délivrer des certificats par un docteur hollandais, opération d’urgence des ovaires pour l’une, l’appendicite pour l’autre. Quatre jours de voyage, Cologne détruit. Puis l’arrivée à Paris où, au Bureau de placement allemand, l’employé lui dit: «Je vais vous mettre chez des gens que les Français n’aiment pas beaucoup. A la Gestapo, boulevard Flandrin.»
Le débarquement et la Libération de Paris
Elle a le coup de foudre pour un Karl qui est dans les O.T. à Lorient et part donc avec lui en Bretagne d’où elle écrit à sa sœur: «Veux-tu venir travailler ici, il y a une grande cuisine pour plus de 2'000 ouvriers qui travaillent chez les O. T.» Sa sœur la rejoint et elle, elle est femme de ménage chez son Karl qui achète des cochons qu’il tue dans une carrière, et dont il revend la viande à des aviateurs. Trois mois plus tard, il doit partir en Italie. Elle remonte à Paris. Décidée à ne plus être prostituée, elle cherche du travail. On l’envoie à la Pitié servir des officiers de gendarmerie. Elle y fait la connaissance d’un sous-officier dans les bras duquel elle oublie son Karl chéri. Voilà̀ le débarquement. Les Américains arrivent, les FTP tondent les filles qui ont couché avec des Fritz. Elle se pose la fameuse question de Lénine. Que faire? Et en tire comme conclusion que le mieux, c’est de rester planquée. Ce qu’elle fait pendant trois mois. Puis une autre solution lui vient à l’esprit: ne faudrait-il pas maintenant coucher avec les Américains? Pourquoi pas, en effet? Mais si elle parvient à rencontrer des GI à la gare Montparnasse, sa première impression est loin d’être favorable.
Elle se prostitue ensuite dans un café́ à Montparnasse où sa clientèle est composée essentiellement d’afro-américains (comme on dit maintenant). Elle les trouve trop épuisants mais, néanmoins, malgré ses réticences et pour des raisons essentiellement vénales elle accepte de partir à Rouen où il y a 1'800 «nègres».
Accompagnée d’une amie, elles font affaire avec deux rabatteurs. Cela se passe dans les tribunes d’un stade de sport. Elle en abat treize sans se lever. Ils sont longs à jouir. Elle ne sent plus ses reins, tellement elle a mal, mais elle n’a jamais eu autant d’argent. Un certain temps après, elles retournent à Rouen et cette fois ci, elles vont dans un cimetière! Ensuite, avec Jeannette, elles partent à Orléans. Au numéro 10, la seule maison réservée aux blancs, il faut être en carte pour pouvoir travailler. Elle retourne la chercher à Paris où elle attend dix jours avant de l’avoir. C’est là qu’elle fait la connaissance de Germaine, jeune blonde, d’à peu près de la même taille qu’elle, qui travaille dans le bistro de son paternel et couche avec la bonne. Elles sortent tous les jours ensemble, et Marie-Christine dépense beaucoup d’argent dans les restaurants ou au cinéma ou en lui offrant plusieurs robes. La jeune fille se sent plus heureuse que jamais et Marie-Christine décide de la garder avec elle. Elles ont comme clientèle des Américains, toujours saouls. Malheureusement, un jour, la police militaire donne l’ordre de fermer les bordels pour les Américains. Elles ont beaucoup de frais et avec rien que des clients français elles ne s’en sortent pas. Elle décide de rentrer à Paris. Quand elle annonce ça à Germaine, celle-ci pique une crise. Elle lui dit de faire sa valise et de venir avec elle à Paris. Les premiers jours, elles ne font que s’amuser. Mais cela ne peut pas durer car son argent file vite. Elles rencontrent un placeur, elles lui donnent cinq cents francs et il les place toutes deux à Nancy dans un bordel assez propre. Germaine est contente et lui donne tous ses gains. Très vite, elles ont cent mille francs de côté mais voilà que Julot a appris où elle était et qu’il s’amène. Elles décident de lui filer cinquante mille francs pour qu’il les laisse tranquilles. Elles sont très heureuses mais malheureusement cela ne dure pas longtemps. Le père de Germaine, accompagné de policiers, vient la chercher.
Triste, elle retourne à Saint-Lazare puis à la Madeleine où il y a beaucoup d’Américains. Elle se fait arrêter et est mise dans une cellule avec plusieurs femmes, cinq ou six, où il y a des toilettes mais pas de chasse d’eau. Ça pue tellement que rien que par l’odeur on peut en mourir, écrit-elle.
Conclusion
Après un court séjour boulevard de la Chapelle, dans une taule d’abattage, elle est prise dans un bordel chic au 9 de la rue Monsieur-le-Prince. Là, il n’y a pas beaucoup de clients. Elle finit par y trouver un Américain qui est gentil avec elle, il lui donne assez d’argent pour vivre et elle se demande pourquoi elle continue à faire le tapin et donc comme elle en a marre de tous ces petits vieux et de leurs trucs bizarres et comme elle peut bien vivre avec l’Américain, elle décide de rendre sa carte et se met à la recherche d’un travail. Elle trouve une place d’infirmière dans une clinique. Elle gagne peu mais elle est contente d’en finir avec le métier de putain et quand son Américain la plaque, (il est marié et a deux enfants dans son pays), elle ne se décourage pas et continue à travailler car le tapin et le bordel ne lui disent plus rien. Peu après, Marthe Richard fait fermer les maisons. Et elle conclut son livre en écrivant: «L’autre jour, en parlant avec une infirmière qui, je crois, a fait sa petite vie avant et qui m’a dit qu’elle ne comprenait pas les femmes qui couchent pour deux cents francs et qui refilent ensuite en douce leur pognon au maquereau, j’ai répondu: "Ma petite, il ne faut jamais jurer de rien, tu ne sais pas si un jour tu baiseras pas pour moins, peut-être même pour un bout de pain à te mettre sous la dent"... »
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