Culture / Malcom et Claire, pianiste fou et vocaliste extraordinaire
L'artiste Ondine Yaffi a rencontré les multi-instrumentistes Malcom Braff et Claire Huguenin au cœur de la campagne fribourgeoise.
C'est dans le petit village d'Onnens que Claire Huguenin et Malcolm Braff ont posé leur QG. Un piano à presque tous les étages; une bibliothèque remplie de livres de science fiction, de philosophie et de boîtes de jeux; sous les toits, vieux Rhodes, synthétiseurs, batterie, percussions en tout genre, guitares, araignées de câbles géantes, raques et autres pads électroniques... Claire et Malcolm sont des multi-instrumentistes, des touches à tout, des insatiables.
Sous la petite stature de Claire se cache une grande vocaliste dont la réserve égale le talent. Depuis vingt ans, elle a prêté sa voix à de nombreux projets: Skirt, mmmh!, AEIOU, Grimsvötn, Guadalupe «The Girl with the open heart is you», Jibcae, Greenwoman...
Claire joue avec ses cordes vocales, comme elle fait danser ses doigts sur une guitare ou une basse. La musique qu'elle sème fait disparaître les frontières de genre. Le jazz prend la consistance du rock et l'ouverture de la pop. Et vice versa.
Un air de Frida Kahlo et Diego Rivera
Au travers d'une œuvre empirique, le doux colosse de la scène jazz suisse distille les vibrations des terres de son enfance. Malcolm sculpte la musique et en cherche l'essence au plus profond de sa matière. Cette recherche, si infinie soit-elle, ne contente pas ses synapses hyperactives... Il a étudié la philosophie, la musicologie et l'hébreu ancien, a suivi une formation en réflexologie, enseigne le piano, le rythme et le jazz au conservatoire de Bâle et ses masterclasses de rythme sont demandés à Zurich, Berne, Bruxelles, Paris et en Afrique du Sud... Il a également créé et codirigé Gameworks, une maison d'édition de jeux basée à Vevey.
En regardant la physionomie de ce duo, il est aisé de penser à Frida Kahlo et Diego Rivera.
Malcolm, Claire, nous parlez-vous de vos origines ou préférez-vous passer directement au présent?
M.B. On peut faire un bref tour d'horizon, ça pose certaines bases. J'ai passé ces trois dernières décennies en Suisse, mais mon travail a certainement été influencé par les pays qui m'ont vu grandir. Je suis né au Brésil. Mon père était pasteur. Nous avons fait un bref retour en Suisse puis le Cap-Vert pendant une année avant d'atterrir au Sénégal jusqu'à mes douze ans.
C.H. J'ai grandi dans la région de Bulle, mais avec le sentiment d'y être accueillie. C'est ma mère qui nous disait souvent que la Gruyère nous accueillait. Peut-être parce que mes parents étaient un peu en marge du conformisme en vigueur dans le canton de Fribourg. Ma mère était plutôt féministe. Mon père lui, descend d'une famille protestante, suisse aux origines allemandes et pieds-noirs. Il est né dans le Connecticut, puis à grandi en Angleterre, mon grand-père travaillait pour Nestlé.
J'ai vécu aussi au Cameroun. Mes parents, tous deux médecins, étaient partis y travailler.
Comment la musique s'est elle imposée dans votre vie?
M.B. Elle a été présente depuis mon plus jeune âge. Mon père chantait beaucoup de gospel et de chants liturgiques. C'est un très bon chanteur! J'ai commencé le piano à l'âge de 5 ans et j'ai tout de suite adoré. Pratiquer n'a jamais été une corvée, mais je préférais jouer d'autres trucs que mes devoirs.
C.H. Pareil, j'ai été imprégnée par la musique et la danse depuis aussi loin que je m'en souvienne. A 7 ans, je rêvais de devenir chanteuse sans vraiment donner corps à cette idée. Un grand besoin de m'exprimer à l'adolescence a choisi ce média comme instrument. Quand j'avais 12 ans, on s'est retrouvé avec des copines: «On fait un groupe de rock?... Moi je joue la basse?... non la guitare... qui chante?...» Skirt est né. On a ensuite été repérées et tout s'est enchaîné.
C'est en chant-jazz-composition que j'ai étudié à la Haute Ecole des Arts de Berne. Pourtant je n'ai jamais eu le sentiment d'être une chanteuse. Je suis une instrumentiste dans l'âme. Le chanteur est personnifié, et non dans l'abstraction. Je ne me sens pas de cet acabit. C'est pour ça que j'ai principalement enchaîné des collaborations dirigées par l'un ou l'autre, mais sans jamais rien produire sous mon nom. Je suis d'ailleurs, comme la plupart des instrumentistes, plutôt connue dans le milieu que du public.
Malcolm, tu travailles depuis de nombreuses années sur un concept rythmique. On dit que le piano est un instrument de percussion, est-ce que cette approche rythmique a toujours été la tienne?
M.B. Non. J'ai d'abord été très lyrique. Mais si j'écoute ce que je faisais il y a quinze, vingt ans, on entend déjà ce truc lourd au fond. J'ai toujours aimé les percussions. Mais cette recherche rythmique s'est inscrite dans mon travail bien plus tard. C'est en écoutant Yaya Ouattara, un percussionniste burkinabé avec qui j'ai beaucoup joué, que j'ai remarqué qu'il utilisait quelque chose de particulier. J'ai essayé de le décortiquer pour pouvoir l'enseigner.
Il y a dix ans, ma focale s'est resserrée sur cet angle très spécifique du rythme, pas ou peu étudiée de façon méthodique.
Tu peux nous expliquer de quoi il s'agit?
M.B. Je m'intéresse aux phrasés micro-rythmiques, en particulier à leurs qualités harmoniques (au sens mathématique du terme) et j'envisage ces phrasés micro-rythmiques comme étant une composante essentielle, sinon LA composante essentielle, de ce que l'on appelle: groove.
Une complexité avant-gardiste
Claire, tu nous donnes ta version?
C.H. En anglais il y a l'expression «Hey that's pretty groovy!»... Ça donne envie de bouger le bassin.
Malcolm a un esprit de physicien tout en étant très organique, animal. Il a cherché à décortiquer cet essence rythmique qu'on retrouve à travers le monde dans quantité de musiques populaires. Il s'est plongé dans la masse du rythme et en a sorti quelque chose de spécifiquement souple. Malgré sa complexité avant-gardiste, son concept se marie très bien avec la pop.
Ton implication dans ses recherches?
C.H. Malcolm a un savoir empirique extrêmement vaste, un réservoir d'idées infini. Mon soutien a été principalement de l'accompagner dans l'accouchement d'une formulation écrite de ses recherches.
L'actualité de vos projets?
C.H. J'ai coécrit la musique d'un film allemand qui sort cette année «Die Reste meines Lebens». J'ai aussi été engagée comme coach pour le canton de Fribourg dans l'édition 2016-2017 du Female Bandworkshop d'Helvetia Rockt, une initiative pour encourager les filles dans les formations rock, pop et jazz en Suisse. Je vais prochainement travailler avec Al Comet, ancien membre de The Young Gods et d'autre part avec un compositeur anglais, Django Bates, pour une création en 2018. Et il y a le collectif Greenwoman, projet pop axé autour du concept rythmique de Malcolm.
Il y a peu, je travaillais sur huit projets. Je laisse un peu retomber les choses, je vie un phase de décantation. Je sors de la ville et depuis peu, je suis maman.
M.B. Entre mes recherches, mes projets scéniques, l'enseignement à Bâle et Gameworks, j'ai du faire certains choix. J'ai quitté Gameworks pour avoir plus de temps à consacrer à tout le reste. La forme particulière qu'a prise mon travail sur le rythme, c'est de rechercher des solutions afin de l'implémenter en électronique.
J'ai entendu dire que tu t'étais même approché du CERN?
M.B. Oui, mais non... pour l'instant, ça n'a pas été plus loin que de trouver certaines analogies entre nos différentes formulations. C'est plus le temps que l'envie qui nous manquait pour aller plus loin.
Donc une machine…
M.B. Trois modules plutôt. Pour la scène Eurorack un format standardisé de modules de musique électronique qui contribue depuis une vingtaine d’années au revival des synthétiseurs modulaires des années soixante. Leur point fort est la modularité justement et ils offrent donc énormément de possibles. Tout le développement théorique pour implémenter mon concept dans ce genre de support est achevé. Mais c'est comme un architecte qui termine les plans d'une maison. Il faut passer à la phase de construction. Il y a toujours des réajustements à faire. Aujourd'hui, je dois trouver un partenaire intéressé pour le développement d'un prototype. Il y a une ouverture avec une boîte sur Zurich, mais rien encore de concret.
Revival des synthétiseurs des années soixante
Ça veut dire que tes recherches seront accessibles pour les musiciens de la scène électro de demain?
M.B. Oui. Mon truc se décrit en deux-trois règles de base. Si j'arrive à produire ces trois modules qui mettent en application ma théorie rythmique, ça offre d'infinies possibilités de combinaisons. Mais ce n'est qu'un volet de la publication de mes recherches. Il y a d'autres moyens. Je peux simplement jouer sur scène et les gens entendent qu'il y ce truc un peu bizarre. Il y a la publication d'un livre pour expliquer, théoriquement, le pourquoi du comment, les formules, etc... Il y a le collectif Greenwoman qui est un manifeste à tendance pop. Il y a la fabrication de ces modules.
C.H. Et il y a l'enseignement. Les élèves de Malcolm sont imprégnés par cette approche rythmique. En sa compagnie, deux jours suffisent pour intégrer quelque chose qui parait extrêmement complexe. Il est très pédagogue et sait par quel bout s'y prendre.
On a une scène suisse extrêmement riche. Elle est pourtant encore peu reconnue à l'étranger.
C.H. Oui, la scène suisse est très très dense, un peu comme en Belgique. Je sais que beaucoup travaillent à cette reconnaissance extérieure. La conscience des Suisses pour leurs scène grandit, notamment grâce à des événements populaires mettant en avant nos artistes. Mais il y a encore des efforts à fournir, à l'endroit des médias et de la programmation particulièrement.
Greenwoman, une tournée en Inde, quelques résidences et concerts en Suisse... la suite?
M.B. Je me pose beaucoup de questions autour de ce projet. J'ai eu la volonté de redéfinir sa structure en collectif. Ce n'est pas évident. Ça n'intéresse pas tous les membres du groupe de fonctionner comme ça et de s'impliquer dans l'ensemble des réflexions. J'ai envie de plus d'engagements politiques. Où est-ce qu'on joue, de quoi parlent les textes, etc... Greenwoman est mon premier projet à texte. Je crois que la fonction première de la musique populaire c'est de générer un lieu où les idées et les messages circulent. Et je pense qu'ils circulent mieux quand ils ne sont pas imposés au premier degré. J'aime les chansons où tout le monde sait que ce qui est dit, c'est tout autre chose que ce qu'on entend. Mais j'aime aussi les chansons qui clashent au premier degré et qui deviennent porte-parole d'une génération ou d'une pensée.
La prochaine étape pour Greenwoman, c'est de terminer le disque.
A suivre...
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