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Culture / Lorsque le rêve américain portait le nom de Thomas Wolfe


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La réédition de deux romans majeurs du géant des lettres américaines rayonnant sur la première moitié du XXème siècle, «Look Homeward, Angel», et «Le Temps et le fleuve», pourrait relancer la découverte de son œuvre, incontournable aux States mais parfois méconnue des lecteurs de langue française en dépit des efforts antérieurs de quelques éditeurs passionnés, tels Maurice Nadeau et Vladimir Dimitrijevic…



C’est l’une des voix les plus puissamment personnelles, en sa vigueur juvénile et son profond pathos, aux inoubliables inflexions lyriques doublement marquées par les grandes espérances de son époque et la conscience du tragique de la condition humaine, qui nous revient avec la publication récente du roman de jeunesse bicéphale de Thomas Wolfe (1900-1938), dans sa fraîcheur brute et son inaltérable vitalité.

Reprenant le titre original de la première édition américaine de 1929, chez Scribner’s Sons, dans la traduction de Pierre Singer parue chez Stock en 1956 sous le titre Aux sources du fleuve, avec une préface du grand découvreur que fut Maurice Nadeau, Look Homeward, Angel, réédité chez Bartillat en 2017 avec une introduction de Maxwell Perkins, ami et éditeur inspiré du jeune écrivain, constitue la première tranche épique, en bonne partie autobiographique, de la saga rabelaisienne d’une tribu sudiste du début du XXème siècle, dont le jeune Eugène Gant figure la projection de l’écrivain lui-même, développée ensuite dans Le Temps et le fleuve, paru en juin 2023 chez Bartillat, roman d’apprentissage de l’étudiant à Harvard découvrant ensuite l’Europe et l’amour, avant son retour au pays natal…

Parfois critiqué du fait que son œuvre torrentielle relève essentiellement de l’autobiographie, Thomas Wolfe, sous le nom d’un autre protagoniste, reprit ses thèmes essentiels dans La Toile et le roc, non sans avoir répondu à ses détracteurs dès son premier livre, affirmant que même les Voyages de Gulliver de Swift relevaient en somme de l’autobiographie. Au reste, cette querelle liée au seul genre littéraire paraît bien vaine au lecteur de bonne foi confronté à la fantastique recréation d’une vie et d’une époque, dont le jeune Eugène n’est qu’un des protagonistes – l’ensemble de l’œuvre évoquant plutôt un immense poème labyrinthique dont la porte d’entrée s’intitulerait significativement: Point de porte

«Une pierre, une feuille, une porte introuvable»

Tel est, aussi bien, le titre de la première nouvelle, d’une tonalité «wolfienne» exemplaire, des quatorze poèmes narratifs du recueil De la mort au matin, paru pour la première fois en 1948 dans une traduction de René Nicole Raimbault et Ch. P. Vorce, avec une (excellente) préface d’André Bay, lequel achève celle-ci sur ces mots: «De la mort au matin, branches élaguées de l’arbre géant, éboulis de la montagne wolfienne, ruisseaux et rivières menant au grand fleuve, me paraît le meilleur moyen d’accéder au grand œuvre»…

Réédité en 1987 chez Stock, cet emblématique ensemble de nouvelles, couplé avec L’Histoire d’un roman, texte fondateur pour qui aimerait entrer bien informé dans l’univers de Thomas Wolfe (publié pour la première fois en 2016 aux éditions Sillage), illustre, hélas, la dispersion regrettable des publications du grand écrivain dans notre langue, immédiatement pointée par Maurice Nadeau dans son introduction à la première traduction de Look Homeward, Angel.

De toute évidence, Thomas Wolfe aurait sa place dans la Bibliothèque de la Pléiade, au même titre que Faulkner – qui lui vouait une tendre admiration frottée de lucidité critique – ou Philip Roth, dont la Pastorale américaine fait écho à sa saga d’un rêve déçu, mais Nadeau l’écrit au tout début de sa préface: qu’il «n’a pas eu trop de chance avec les Français»…

La preuve en est que son premier grand livre, paru en 1929, en est aujourd’hui à sa troisième édition et à son troisième titre, après Aux sources du fleuve (chez Stock, en 1956, traduit par Pierre Singer), L’ange exilé (à L’Age d’homme, en 1982, dans la version de Jean Michelet), et sous son titre américain chez Bartillat, en 2017, dans la traduction reprise de Pierre Singer et avec une préface de Maxwell Perkins, l’éditeur providentiel de la première heure, qu’il eût été judicieux de coupler avec la reprise de l’introduction de Nadeau. Mais voici qu’a paru, en juin dernier, l’autre grand roman que représente Le Temps et le fleuve, dans une traduction quadricéphale (!) où le nom du vénérable R.-N. Raimbault voisine avec ceux de Manoël Faucher, Charles P. Vorce et Denis Griesmar, et un avant-propos du même Raimbault qui semble tombé du ciel puisque le traducteur est décédé en 1968… 

Pour mémoire, rappelons en outre que ce fut par un Serbe, à Lausanne, que fut relancée en 1982 la défense et l’illustration de Thomas Wolfe, à l’enseigne de L’Age d’Homme, où Vladimir Dimmitrijevic, qui vouait un inaltérable culte à l’écrivain depuis sa jeunesse, s’était juré de publier toutes ses œuvres, y compris son journal et sa correspondance. Mais l’ange noir fatal à l’adorable Ben, grand frère d’Eugène Gant dont la mort est un chapitre déchirant de L’Ange exilé, emporta lui aussi notre ami Dimitri.

Enfin allons: la Littérature n’est-elle pas plus forte que la mort? C’est ce que pensait en tout cas  l’auteur de La Toile et le roc (réédité en 1990 à L’Age d’Homme) et de You can’t go home again, accessible aujourd’hui en V.O. via Kindle…

Pour en revenir au thème de «l’introuvable porte», disons alors qu’avec celui du «grand langage oublié», son évocation lancinante court à travers tous les écrits de Thomas Wolfe, lancée une première fois dans le chant liminaire de Look Homeward, Angel: «Une pierre, une feuille, une porte introuvable; une pierre une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés. Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passé dans l’indicible, l’incommensurable prison de cette terre». Et des lambeaux de cette incantation nous poursuivront tout au long du parcours du grand labyrinthe: «Qui d’entre nous a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père?», ou encore: «Muets devant nos souvenirs, nous cherchons le grand langage oublié, le bout du chemin perdu qui mène au ciel, une pierre, une feuille, une porte introuvable», etc.

Or ce lyrisme tellurique, voire cosmique, ne tend-il pas à la désincarnation fumeuse? Tout au contraire: on ne saurait avoir les pieds sur terre plus que les personnages de Thomas Wolfe! 

Biblique et bordélique à la fois…

C’est au creuset de la Babel moderne que l’introuvable porte se situe d’abord, à Brooklyn que «seuls les morts connaissent», ainsi que l’affirme le titre d’une autre nouvelle, mais la grande ville mythique, la Babylone américaine évoquée par Thomas Wolfe l’est avec les yeux d’un petit-fils de paysan, fils de tailleur de pierre, «étranger» dans sa propre famille et nomade à la manière des figures errantes de l’Ancien Testament, dont le père, Oliver Gant, est la première figure tonitruante en sa «maison des cris».

La nouvelle intitulée Point de porte oppose le discours «bourgeois» de celui qui se pâme devant la merveilleuse bohème dans laquelle vit le narrateur, le charme de la pauvreté et l’idéale liberté du solitaire, lequel en crève dans sa thurne malsaine où il grelotte ou meurt de chaud. De la grande ville au «sud profond» qui sera celui, aussi, de Flannery O’Connor ou, tout récemment, de David James Poissant, les nouvelles de De la mort au matin recensent tous les thèmes développés dans les grandes largeurs des chroniques romanesques où se déploient, alors, les extravagants personnages du père terrible, ne cessant de se vanter et de se plaindre comme un Jupiter biblique, d’Eliza la mère, issue de la tribu des Pentland et littéralement obsédée par l’acquisition d’un bien immobilier à elle – la pension de Dixieland en sera le lieu homérique –, les frères et sœurs aînés du jeune Eugène, dont Ben sera le protecteur sourcilleux, et les voisins, les cercles concentriques de la ville d’Altamont avec son quartier noir où grouillent les descendants d’esclaves devenus domestiques sous-payés et méprisés – car l’on est raciste et antisémite dans ce monde haï par Eugène, les forts harcèlent (déjà!) les plus faibles et l’engeance lamentable donne raison au vieux Montaigne qui constatait (déjà!) que partout où il y a de l’homme il y a de «l’hommerie»…   

Une véritable horreur que ce monde-là, et comme on l’aime! Comme Eugène aime son père et sa mère en observant leurs détestables tares. Et comme on s’attache à cet univers aussi bordélique que le sont parfois certaines sections disparates des chapitres de l’épopée en cours, dont le brave Maxwell Perkins fut le premier à tenter de discipliner le flux monstrueux tissé de pages inouïes de beauté et d’émotion…

Maurice Nadeau, encore lui, le notait avec pertinence: «La famille Gant, d’Altamont, dont les origines remontent à la colonisation, devient le prototype de la famille américaine dans la première moitié de ce siècle, le prototype de la famille humaine. Le microcosme dans lequel vit le petit Eugène est sans cesse agrandi aux limites de l’univers. Quand il en est expulsé par la vie et les années d’Université, il se tourne vers ces temps enfuis dont il n’a point vu qu’ils avaient été héroïques et difficiles, violents et dramatiques: ils figurent le paradis perdu»…


«Look Homeward, Angel. Une histoire de de la vie ensevelie», Thomas Wolfe, préface de Maxwell Perkis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Singer, Editions Bartillat, 585 pages.

«Le Temps et le Fleuve. Légende de la faim d’un homme dans sa jeunesse», Thomas Wolfe, avant-propos de R.-N. Raimbault, traduit par R.-N. Raimbault, Manoël Faucher, Charles P. Vorce et Denis Griesmar, Editions Bartilllat, 1'031 pages.    

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