Culture / Les destinées sentimentales mondialisées
Merveille pour les fêtes, «Past Lives» de Celine Song raconte l'histoire d'amour d'une fille et d'un garçon coréens séparés par l'émigration de la première. Hissée en compétition au festival de Berlin, cette première œuvre d'une sensibilité rare a tout pour réconcilier les tenants d'un cinéma d'art et essai exigeant et ceux d'un cinéma grand public émouvant.
Ce n'est pas souvent qu'on tombe sur un premier film aussi abouti, à l'évidence intimement personnel et sans la moindre fausse note. Past Lives (Nos vies d'avant, selon le sous-titre français) est le fait de Celine Song, une Sud-Coréenne de 34 ans, émigrée enfant au Canada avec ses parents, comme son héroïne. Et si elle n'a pas fait ses armes dans le court-métrage, comme c'est la règle, c'est qu'elle vient du théâtre new-yorkais, même si son père fut cinéaste en Corée – encore comme son héroïne. Le reste est pur sujet à spéculations, comme d'ailleurs celle qui ouvre son film de manière assez inoubliable.
Tout commence en effet par un étrange trio assis à un bar à une heure tardive. Au milieu, une femme asiatique discute avant tout avec un homme également asiatique tandis qu'un Blanc barbu, de l'autre côté, semble réduit à faire de la figuration. Il faut préciser qu'on n'entend pas ce qu'ils se disent. Non, ce qui fait le prix de cette séquence d'ouverture, c'est plutôt le commentaire d'un homme et d'une femme maintenus invisibles qui les observent de loin. Ils s'interrogent: frère, sœur et mari, simples amis ou triangle amoureux, et dans ce cas, lequel de ces trentenaires finissants est le perdant de l'histoire?
Séparés, retrouvés
Cette histoire, on le découvre peu après, a commencé un quart de siècle plus tôt à Séoul. Ecoliers et voisins, Na-young et Hae-sun, 12 ans, s'entendent à merveille. Il est toujours là pour l'écouter, la soutenir et la consoler (et c'est là qu'on devine que le point de vue est celui d'une femme). Puis un jour, ses parents à elle, des artistes, décident de quitter une société qui les étouffe et de partir tenter leur chance au Canada. L'heure de la séparation a sonné, qui se fait tout simplement, le cœur lourd, mais sans la moindre effusion. Juste un plan qui les voit chacun partir de son côté, lui par la rue du bas, elle par une ruelle montante en escalier. Puis c'est l'arrivée excitante à l'aéroport, la promesse d'une nouvelle vie sous le nom d'emprunt de Nora. Fin d'une belle amitié?
Douze ans plus tard, Nora (Greta Lee, actrice longtemps réduite aux utilités à Hollywood) vivote désormais seule à New York où elle tente de percer comme dramaturge sur la scène «off» tandis que Hae-sun (Teo Yoo, révélé par Kirill Serebrennikov dans Leto, où il campait le chanteur Viktor Tsoï) accomplit son service militaire à la frontière nord-coréenne. Un soir alors qu'elle repense soudain à lui, elle entre son nom sur Internet et découvre qu'il l'a cherchée sur Facebook! Renouant le contact par visiophonie, ils se racontent ce qu'ils sont respectivement devenus (lui étudie la mécanique) mais surtout se redécouvrent une complicité intacte.
Et c'est là que les sentiments commencent vraiment à s'en mêler. Mais ce qui est particulier ici, c'est une incertitude indissociablement liée à la distance, à la solitude et à la nostalgie de leur enfance. Bref, un immense non-dit que la cinéaste parvient néanmoins à nous faire ressentir. A un moment, il devient clair que la possibilité de se retrouver est encore bien lointaine et Nora décide de couper court. Tandis qu'elle part en résidence d'auteur à Montauk, lui se rend en Chine pour apprendre le mandarin. Puis, encore douze ans plus tard, voici Hae-sun qui rend enfin visite à Nora à New York. Sauf qu'entre-temps, elle a formé un couple avec Arthur (John Magaro, repéré dans First Cow de Kelly Reichardt), un collègue écrivain...
Vies antérieures (ou pas)
C'est bien sûr eux le trio du bar. Et c'est aussi le moment où la magnifique délicatesse de la mise en scène va devoir se mesurer au redoutable défi du face-à-face. Mais la dramaturge en Celine Song a bien préparé le terrain. Ce n'est sans doute pas par hasard que la structure en trois actes est un classique du théâtre. Ici, chaque nouveau temps se nourrit des échos du précédent. Pas juste comme dans ce running joke qui voit Nora revoir à la baisse ses ambitions de reconnaissance sociale (enfant, c'était le Nobel ou rien), mais aussi par de subtils échos visuels ou de brefs flash-backs. Et comme joker, notre auteure abat la carte du In-Yun, concept coréen qui postule des vies antérieures qui influeraient sur nos rencontres et relations d'aujourd'hui (d'où le titre).
Cette croyance ancestrale n'est-elle plus que sujet de plaisanterie dans le contexte d'une vie d'émigrée plongée dans une culture rationaliste? Ou bien le cycle des réincarnations qui la sous-tend signifie-t-il une prédestination amoureuse, qui rejoint à sa manière l'idéal romantique occidental? Plus concrètement, et si ce garçon venu la retrouver depuis la Corée était vraiment son âme sœur? C'est dans ce suspense amoureux ainsi décuplé que se déroulera le troisième acte, dont l'autre tour de force est de réussir à faire également exister Arthur, un juif américain jamais dupe des enjeux de cette visite. La tension entre une existence plus ou moins choisie et un retour à ses racines, entre réalisme et imaginaire, est alors à son comble – sans doute le lot de bien des expatriés en ce monde, mais pas seulement. Qui en effet n'a jamais imaginé une autre tournure qu'aurait prise sa vie ailleurs ou avec une autre personne?
L'évidence discrète d'un style
«Sais-tu que tu parles en rêvant, et toujours en coréen? C'est là que j'ai compris qu'il y a toute une part de toi à laquelle je n'aurai jamais accès», lâche à un moment Arthur à Nora. Et tous les échanges du trio seront de cette eau-là, parfois exprimés par des gestes et des postures ou de simples regards. En réalité, c'est l'ensemble de la mise en scène qui y concourt par ses cadrages précis, ses beaux travelings ou même de légers zooms, ses entrées et sorties des personnages dans le plan, son usage des portes et des fenêtres, la discrétion de ses couleurs et l'accord parfait de sa musique (Christopher Bear & Daniel Rossen, du groupe Grizzly Bear). La majorité – telle ce jury de la Berlinale qui a laissé filer Past Lives sans le moindre prix – n'y verra que du feu. C'est pourtant là du grand art, précisément parce qu'il n'est pas trop voyant et cependant porteur de la philosophie profonde de l'œuvre.
On l'aura deviné, le suspense se déplace avant même la fin du «lequel (des deux choix)» au «comment (l'un s'impose)», autrement dit du récit au style. Mais le film n'en devient pas moins prenant, au contraire, et c'est là qu'on se rend compte que cette cette cinéaste est sacrément forte! Sur la question de l'émigration et les êtres tiraillés qu'elle produit, sur le travail insidieux du temps qui nous transforme et sur la nostalgie des possibles, sa «simple romance» aura dit l'essentiel, avec une intelligence et une limpidité imparables.
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