Culture / Le sport, affaire de gros sous
Success story des années 1980, «Air» de Ben Affleck relate comment Nike remporta la guerre les baskets en signant un contrat d'exclusivité avec un jeune prodige du basket nommé Michael Jordan. Un film pas vraiment formidable, peuplé de stars vieillissantes, mais qui pose des questions intéressantes presque malgré lui.
Une compétition entre Nike, Adidas et Converse qui se déroule pour l'essentiel dans des bureaux et au téléphone, franchement, il y a plus excitant comme spectacle! Idéal pour qui voudrait illustrer le sentiment que le sport n'est plus qu'une affaire de gros sous... C'est pourtant le sujet qu'ont choisi Ben Affleck et Matt Damon pour la première production de leur nouvelle compagnie Actors Equity, financée par Amazon et qui entend militer par l'exemple en faveur de profits mieux partagés (entre stars?). A l'arrivée, un film un peu décalé qui voit des néo-quinquagénaires parler sans cesse de leur crise de la quarantaine, qui érige en success story pour aujourd'hui une étape décisive dans une dérive devenue préoccupante, et qui, contre l'évidence d'un modèle d'exploitation honteux (le néo-esclavagisme dans les usines asiatiques) fait l'éloge d'un capitalisme «généreux».
Le premier scénario signé par Alex Convery offre tout ceci sur un plateau au fameux tandem de Will Hunting (Gus Van Sant, 1997), restés amis 25 ans plus tard. Mais deux ans après leurs retrouvailles pour écrire et jouer dans l'excellent Dernier duel de Ridley Scott, le résultat n'est de loin pas aussi probant. A nouveau, c'est Matt Damon qui tient le rôle principal, celui d'un certain Sonny Vaccaro, responsable de la section basketball chez Nike en 1984. Un gars du terrain, empâté et sans prétentions, qui entend seulement bien faire son job. De son côté, Ben Affleck campe Philip Knight, le PDG et co-fondateur de l'entreprise qu'il a récemment fait entrer en bourse, qui ne voit plus que les résultats financiers tout en lançant des aphorismes zen. Et pour les principaux rôles secondaires, ils se sont entourés de contemporains.
Michael Jordan figurant
Après l'habituel montage d'images vintage pour bien identifier l'époque (Reagan & co), l'affaire commence avec la question de savoir quels joueurs de seconde zone recruter pour représenter la marque de Portland, Oregon, à la traîne de ses concurrents, les Allemands d'Adidas et les compatriotes de Boston Converse. Dirigée par un adepte de la course à pied, Nike préfère en effet rester leader dans ce domaine alors même que c'est le basketball qui booste la vente de chaussures de sport. Lorsque Vaccaro se rebelle, demandant que l'ensemble de la somme prévue (250'000 dollars) aille à une star montante plutôt qu'à trois tocards, il commence par avoir tout le monde contre lui. Son œil de connaisseur a flashé sur le jeune Michael Jordan, nouveau venu en NBA, mais l'agent de ce dernier, David Falk, fait barrage. Décidant de le contourner, Vaccaro se rend alors directement chez les Jordan, en Caroline du Nord, et réussit à «séduire» Deloris, la mère du champion...
Tout cela est raconté assez efficacement, et pourtant, on n'y croit qu'à moitié. La faute à tous ces acteurs à peine trop âgés (entre cheveux teints et rides révélatrices, cela se sent), à des dialogues surécrits façon Aaron Sorkin (The Social Network, Steve Jobs) et à la décision de maintenir Jordan de dos et muet, relégué au statut de figurant de sa propre histoire. Quant au sport lui-même, à peine aperçu sur quelques écrans TV, il brille surtout par son absence jusqu'à la grande tirade improvisée de Vaccaro censée convaincre «l'immortel», le seul dont le nom restera. A ce moment, la prescience du scénario devient carrément gênante.
L'intérêt est un moment relancé avec l'arrivée du designer de la fameuse chaussure personnalisée qui donnera les Air Jordan, mais ce n'est que feu de paille. En fait, tout se concentrera bien vite sur la demande d'un pourcentage de participation à la vente de chaque chaussure, source d'un suspense tout sauf insoutenable alors même qu'il s'agit d'une révolution pour la branche du marketing! Et à la fin, lorsqu'apparaissent les textes qui nous révèlent les destins et gains ultérieurs des protagonistes, une gêne s'installe définitivement: tous ces millions et même milliards pour ce jeu de géants noirs entre eux, orchestré par des Blancs fatigués? Pour qui aurait fugitivement l'idée d'une indécence, le film assène alors quelques chiffres à peine moins mirobolants sur la supposée philantropie de tous ces gens formidables – à part le vilain agent qui finira ses jours richissime mais sans amis.
Mollesse idéologique fatale
Trop heureuse d'avoir enfin à nouveau un film «adulte» à se mettre sous la dent, la critique américaine s'est empressée d'applaudir. Mais la réalité est qu'en matière de chroniques d'une réussite, Air n'arrive pas à la cheville de prédécesseurs tels que Moneyball (Bennett Miller, 2011, sur la construction scientifique d'une équipe de baseball), The Founder (John Lee Hancock, 2016, sur le décollage de McDonald's) ou même Ford v Ferrari (James Mangold, 2019, sur la rivalité de deux écuries de Formule 1). De fait, la compagnie de ces as du marketing, même plus cool que les anciens nazis d'Adidas et que les sexagénaires encravatés de Converse (on est à ce niveau de clichés), n'a rien de très passionnant. Le comique Chris Tuckerest même carrément embarrassant dans le rôle d'un collègue afro-américain décisif, réveillant le souvenir pénible de Space Jam (Joe Pytka, 1996), seule apparition de Michael Jordan en vedette d'un film hollywoodien.
Sept ans après le malchanceux Live by Night (peut-être bien son meilleur film, mais à la réputation minée par un échec sans appel au box office), Ben Affleck révèle ici toutes ses limites d'auteur. Celui qui a pu faire illusion le temps de trois films plutôt bien balancés – Gone Baby Gone, The Town et Argo – semble ici rattrapé par cette mollesse idéologique qui l'a mené, acteur vedette, d'Armageddon à Batman v Superman. Entre tubes «propulsifs» des années 80 et running jokes poussifs, débats stratégiques pour gagner des parts de marché et règles d'entreprise fumeuses, Air n'a rien à vendre qu'une pseudo nostalgie pour des temps même pas meilleurs. En somme, du vent. A l'orée de la décade de tous les dangers pour leur statut de superstars, on ne voit même pas cette fable feelgood d'un capitalisme vertueux relancer les actions du tandem Affleck-Damon.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@stef 20.05.2023 | 18h51
«C'est fou comme le capitalisme a nesoin de se vendre pour faire croire (à tort) aux gens que cela va profiter à tous.»