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Culture / Le roman qui nous tourneboule

Jacques Pilet

21 janvier 2021

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Il arrive, c’est rare, très rare, qu’un livre signé d’un grand nom ou d’un inconnu, d’une inconnue, paraisse écrit à notre attention personnelle. Comme si l’auteur connaissait nos curiosités, nos peurs, nos interrogations, nos attentes propres. Et la rencontre bouleverse alors le regard que l’on porte sur soi et sur le monde, ou du moins le rend plus aigu pour toujours. Cela m’est arrivé en lisant «Les Héroïques», de Paulina Dalmayer. Cela risque de se passer pour vous aussi, car cette auteure, à force de parler d’elle sans le dire, de ses personnages inventés, touche les cordes sensibles de tant d’entre nous.



Wanda, septuagénaire polonaise, est rongée de partout par le cancer. Plus que quelques mois à vivre. Elle songe, trébuchant dans sa salle de bain, que son tube de dentifrice durera plus qu’elle. Alors elle brasse son passé sans jamais s’apitoyer, avec à la fois un apparent détachement teinté d’ironie et une intensité charnelle du souvenir. Et quel passé! Sa famille vivait à Lwov (ou Lviv), en Ukraine, d’où, après la guerre, les Polonais furent chassés par les Soviétiques vers les abords de l’Allemagne, après que les Juifs aient été éliminés et longtemps encore persécutés. Sous le coup de l’invasion, son père tua ceux qu’il aimait tant, ses chevaux de race, puis écrivit une lettre à Staline pour lui dire sa colère. Il ne fit pas long. Sa mère, folle de théâtre, s’endurcit ensuite à l’extrême, s’usant les mains dans les champs de betteraves. Retrouvée morte, bien plus tard, couverte de fleurs dans le cagibi des lapins, amenée là par la folie de son fils.

Wanda a aimé les hommes, ceux qui aiment les femmes. Elle n’est pas mécontente de se dire qu’elle a vécu libre au long d’un compagnonnage-mariage de quarante ans. Son Edward est-il opportuniste ou héroïque? Il a traversé l’histoire récente de la Pologne en se tirant d’affaire au mieux, journaliste aux aspirations libertaires sous le communisme, puis, quand la république n’avait plus de socialiste que le nom, planteur de champignons ou éleveur de poulets, homme d’affaires enfin quand le capitalisme se mit à afficher, là aussi, sa suprématie. Wanda, médecin pédiatre, était souvent en désaccord avec lui, tolérait ses frasques, ils firent deux filles, sans savoir s’ils étaient ou non de bons parents. S’interrogeant lorsque l’une d’elles, adolescente, plongea dans diverses gammes de noirceur. Le couple dure, sans trémolos, au jour le jour, avec des éclairs d’humour jusque dans les jours où le corps part en bribes douloureuses. Wanda provoque Edward qui a de la répartie: «− Tu es resté trop longtemps marié à une femme-cyclope. − Une femme-cyclope? − Comment appelles-tu une femme qui a un seul sein, sinon? − Une femme-licorne ou une femme-rhinocéros, ça dépend de la forme du sein. » L’ironie aide à vivre.

Le souvenir des amants

Tous les temps forts remontent. En particulier ceux du théâtre, avec le grand Grotowski, jusqu’au fond de la forêt, loin de la politique, dans la quête un peu grandiloquente de «l’essence» des appelés d’une troupe novatrice. Le «Boss» ne sentait pas bon mais le sage préconisait, plus que le discours, l’introspection et l’action. Et puis il y a le souvenir des amants. Celui surtout, médecin lui aussi, qui ressurgit lorsque Wanda a tant besoin de morphine sur son lit d’hôpital. Ce Konrad, à la vie assez abîmée, redevenu amoureux d’elle, accourt à son chevet, lui donne le conseil de ne pas combattre la maladie, c’est sans espoir, mais de consacrer toute son énergie à jouir de chaque minute d’une vie qui bout encore. Il l’aidera à s’échapper du mouroir sanitaire, dans une fin de l’histoire à ne pas révéler tant elle est folle. Mais est-ce vraiment une fin?

Rien n’est plus ennuyeux que de deviner, au début d’une page de roman, comment elle va se prolonger. Alors là, lecteurs exigeants, pas de risques! Le fil du récit est palpitant mais le sursaut des mots l’est tout autant. Ils font mal ici, rire là, stimuler les neurones toujours. Faire revivre ainsi des destinées humaines et celle de la Pologne au passage, brasser les fantasmes, ironiser sur les manies des époques successives, sans lourdeurs, sans leçons, sans desseins idéologiques d’aucune sorte, mener le tout de surprises en surprises, c’est ambitieux et c’est réussi.

Cela donne envie bien sûr d’en savoir plus sur cette femme qui prend pied dans la meilleure littérature française. Paulina Dalmayer, arrivée de Pologne à Paris pour ses études à l’âge de 22 ans, honore notre langue avec élégance. Sans en faire un plat et sans tourner le dos à son pays d’origine comme Kundera. Journaliste, elle a vécu deux ans en Afghanistan et l’a raconté dans un premier roman, Aime la guerre (Fayard et Livre de poche), autobiographique et provocant. Elle a bourlingué en Libye, aux abords de l’Irak, arpenté Wafi Moussa (Jordanie) sous la neige… Sué aussi dans des rédactions parisiennes. Et même collaboré à BPLT! Mais aujourd’hui, elle reste chez elle avec ses deux chiens qu’elle accompagne au parc et prépare la suite. Le grand éditeur Grasset publiera son nouvel ouvrage au printemps.


«Les Héroïques», Paulina Dalmayer, Ed. Grasset, 240 pages

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