Culture / Le mystère Ravel densifié
«Bolero» d'Anne Fontaine saisit Maurice Ravel au moment de la création de son plus fameux morceau, en 1927-28. Surprise, c'est un film qui explore sérieusement le mystère de l'inspiration et le lie à un autre, celui de l'apparente asexualité du compositeur. D'où un modèle de biopic, qui a trouvé en Raphaël Personnaz son interprète idéal.
«Rien n'est simple», «Tout se complique» titraient deux recueils de caricatures de feu Sempé. C'est un peu le parti pris d'Anne Fontaine pour aborder l'un des «tubes classiques» les plus apparemment évidents du répertoire: le Bolero de Maurice Ravel (1875-1937). Il y a pourtant de quoi être inquiet devant un générique assez hideux qui se charge de nous rappeler à quel point ce morceau est populaire et a fait le tour du monde, resservi (toutes les 15 minutes, à ce qu'il paraît) à toutes les sauces. Pauvre Ravel, très contrarié que ce qu'il considérait comme un simple exercice de style éclipse toute son œuvre, au point de regretter l'avoir composé! Heureusement qu'une séquence pré-générique située dans une usine, avec Ravel qui tente vainement d'expliquer la musicalité de cet environnement sonore à sa commanditaire, la danseuse Ida Rubinstein, a déjà posé d'autres bases, qui font la part d'une certaine modernité.
Evidemment, personne n'attend plus un film novateur de la part d'Anne Fontaine, 64 ans, cinéaste dont le principal mérite est d'avoir su se maintenir à un niveau honorable depuis trois décennies. Mais même si elle ne saurait clamer que son Maurice Ravel, c'est elle, ce 19ème opus a déjà l'immense mérite de résister aussi bien à cet académisme formel qui guette tout «film d'époque» qu'au diktat féministe actuel. Toujours produite par son mari Philippe Carcassonne (ça aide), l'auteure de Coco avant Chanel (2009) y approche son grand homme avec une délicatesse rare, qui respecte autant sa musique que les zones d'ombre du personnage. Au point que son film devrait au minimum intriguer ceux qui n'aurait pas été profondément émus!
Cinq femmes autour de Ravel
Après une scène qui voit le jeune Ravel incapable de remporter un Prix de Rome convoité (il s'y reprit à cinq fois), Bolero débute vraiment une vingtaine d'années plus tard, lorsque, compositeur reconnu, il reçoit la commande d'un ballet de la fantasque Ida (Jeanne Balibar, au sommet de sa préciosité). C'est un bel homme de petite stature, élégant et discret, qui se consacre entièrement à la musique, au point qu'elle seule semble compter dans sa vie. Il a des amitiés féminines mais on ne lui connaît pas d'amours, et la principale à le taquiner à ce sujet n'est autre que Misia (Doria Tillier), la mécène et «reine» du tout-Paris d'alors. Eh oui, la même Misia Godebska (ou Edwards ou Sert, selon ses mariages) que l'on a pu voir tout récemment dans le Bonnard de Martin Provost, sous les traits d'Anouk Grinberg! Toujours est-il que même très disponible, Ravel sèche sérieusement sur cette nouvelle commande.
Or, c'est justement de cette non-action que le film tire sa particularité et, in fine, sa réussite. A côté de dialogues toujours bien sentis, les tentatives répétées de se mettre au travail, la procrastination, les distractions et les souvenirs composent l'essentiel du scénario. Et c'est tout à fait prenant, du fait de ce double mystère: d'où vient donc l'inspiration de l'artiste, d'autant plus s'il n'est apparemment pas mû par le désir? Il en résulte un portrait singulièrement complexe, qui suggère plutôt qu'il n'affirme. «Détail» qui compte, on entend aussi d'autres compositions de Ravel avant d'en arriver au Bolero, sans oublier quantité de sons auxquels il semble avoir été particulièrement attentif. Et on voit le compositeur entouré de femmes – et même fréquenter le bordel à sa manière, mais sans rien de conclusif – comme dans le classique Cinq femmes autour d'Utamaro, biopic du fameux peintre japonais par Kenji Mizoguchi (1946).
Oh, il y aura bien la suggestion d'une sublimation érotique, voire sentimentale, à travers une histoire de gants oubliés par Misia. Mais aussi d'une musique réputée trop froide, lors de confrontations avec la fidèle interprète-amie Marguerite Long (Emmanuelle Devos) et le critique Pierre Lalo (campé par le pianiste Alexandre Tharaud!). D'une nostalgie d'enfance tenace, via des flash-backs auprès d'une mère aimante (Anne Alvaro). D'une insistante piste espagnole, avec l'idée première d'orchestrer la suite Iberia d'Isaac Albéniz puis une source plus populaire révélée par son aide de maison (Sophie Guillemin). D'une pression économique enfin, qui, alliée au délai qui se rapproche inexorablement, pousse Ravel à une solution «de facilité» qui s'avèrera radicalement moderne (le Bolero, source de la musique répétitive et des boucles électro d'aujourd'hui?). Pour finir, le choc avec une chorégraphie aussi érotisée que vouée à la poussière d'Ida Rubinstein donnera lieu à une séquence mémorable, qui oppose le musicien rongé par le doute et l'insatisfation à la danseuse pleine d'assurance mais aussi de suffisance.
Anne Fontaine bien inspirée
A ce moment, on se dit que Raphaël Personnaz, cet acteur au physique de jeune premier un peu démodé, vient de trouver le rôle de sa carrière. Mais, surprise, le film ne s'arrête pas là, pour évoquer encore le déclin du compositeur, frappé par une maladie neurodégénérative et hanté par ce triomphe involontaire. Ne valait-il pas mieux rester un «perdant», cet éternel recalé du Prix de Rome, plutôt que devenir un créateur fêté par tous ceux qui ne sauront jamais rien des affres traversées? Et là encore, Anne Fontaine s'en sort très bien dans l'évocation ramassée (c'est l'un des grands défis de mise en scène du genre) d'une confusion mentale croissante ainsi que de la popularité paradoxale de ce «tube» qui était aussi le comble d'une musique dite savante.
Acquise depuis toujours à une forme classiquement commerciale, la cinéaste trahit ses limites dans le manque de regard sur les différents espaces traversés. Egalement par certains mouvements de caméra de pur remplissage, là où un détail-idée ou une attention plus marquée aux personnages (les femmes sont réduites à une seule note) auraient pu encore enrichir son film. Mais sa manière de conclure stylisée ne manque pas de panache, qui prouve la durabilité et la malléabilité du Bolero à travers une nouvelle interprétation dansée par François Alu. Après le déjà remarquable Police (2020, avec Virginie Efira et Omar Sy), Anne Fontaine vient de signer là un film qui comptera assurément parmi ses meilleurs. Et qui en remontre à bien des trousseurs de biopics dépourvus de l'essentiel: la quête de l'inspiration.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Chan clear 10.03.2024 | 16h22
«On se réjouit de le voir. Anne Fontaine choquante parfois « Nettoyage à sec » .
J’ai été habilleuse sur une tournée des Ballets Bejart l’époque de la grande compagnie 60 danseurs et danseuses lors d’une tournée en Italie et Allemagne. Le souvenir le plus beau est ce boléro de Ravel, hypnotique, fascinant, splendide bref inoubliable »