Culture / L'enfer au paradis
Distingué pour son scénario à la Mostra de Venise, «The Banshees of Inisherin» de Martin McDonagh est devenu un des favoris pour les prochains Oscars. Mais cette fable philosophique située sur une île isolée au large de l'Irlande confirme aussi bien les limites que le talent de son sardonique auteur.
Par le passé, l'Irlande nous a donné Oscar Wilde et George Bernard Shaw, James Joyce et Samuel Beckett. Plus récemment et cinématographiquement, Neil Jordan (The Crying Game, Michael Collins) et Jim Sheridan (My Left Foot, In America). Mais à présent, c'est l'heure des frères John Michael et Martin McDonagh et il va apparemment falloir s'en contenter, vu leur succès.
Chacun mène sa carrière distincte et pourtant une communauté d'inspiration les rend aussi indissociables que les frères (anglais) Ridley et Tony Scott avant eux. Ici, c'est le cadet Martin, dramaturge passé au cinéma, qui s'est imposé comme le frère majeur. Apparu en 2008 avec Bons baisers de Bruges (In Bruges), une histoire tragi-comique de tueurs entre eux, il fila aussitôt aux Etats-Unis pour un 7 psychopathes sous influence de Quentin Tarantino avant de passer sous celle des frères Coen avec le très apprécié Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, sélectionné et primé pour son scénario au Festival de Venise en 2017. Le voici qui réitère cet exploit avec The Banshees of Inisherin, quatrième opus au titre tout aussi intraduisible qui le voit enfin de retour en Irlande, où son frère a pendant ce temps réalisé L'Irlandais (The Guard) et Calvary.
Tout ceci pour rappeler que ce film ne sort pas de nulle part, qu'il est l'oeuvre d'un homme de 50 ans au faîte de sa carrière, et qu'on aurait tort de le prendre pour un simple divertissement. Il y a de l'ambition dans cette histoire d'une amitié qui tourne au vinaigre, et peut-être même de la sincérité. Derrière son humour noir apparemment absurde se lit en effet aisément un triple désespoir lié à la solitude, à la compagnie non désirée et à la finitude. Le tout emballé dans une forme vraiment souveraine, où la mise en scène et la musique de Carter Burwell ajoutent une dimension cosmique au récit. Mais pourquoi alors n'est-on pas plus convaincu que cela?
Rupture arbitraire
L'histoire se déroule en 1923 sur une île au large des côtes irlandaises (c'est tourné sur les fameuses îles d'Aran, immortalisées en 1934 par Robert Flaherty dans L'Homme d'Aran). Dans un lointain arrière-fond, la guerre civile fait rage. Mais sur Inisherin, le plus gros événement depuis longtemps survient lorsque le brave Pádraic Súilleabháin apprend que son vieux copain Colm ne veut plus se rendre au pub avec lui, ni le voir tout court. En plein désarroi, il tente vainement de s'accrocher ou au moins d'obtenir une explication, provoquant chez l'autre une étrange réaction: Colm jure de se couper un doigt à chaque fois que Pádraic l'approchera! L'affaire, qui implique bientôt d'autres insulaires, à commencer par Siobhán, la soeur de Pádraic, risque fort de dégénérer. Au point que lorsque la vieille Mme McCormick prédit deux morts, on se met à craindre le pire...
Eternel paradoxe des îles! A la formidable beauté du décor répond la difficulté d'y vivre, et pas seulement en raison de la rudesse du climat. Située dans un monde traditionnel, encore sans médias de masse, la fable de Martin McDonagh souffre quelque peu de ces limites auto-imposées. Même si le récit est mené de main de maître, on tarde en effet à en saisir le désespoir universel par-delà le cadre folklorique. Et lorsque Colm avance enfin comme motivations l'ennui des discussions creuses et le désir de se consacrer à son art pour laisser une trace (ce qui nous vaudra la chanson du titre, vite oubliée), on ne voit pas bien ce qui a dicté ce retour dans le passé. Comme cette affaire de doigts coupés, tout cela sent par trop l'arbitraire d'auteur.
Un imaginaire méchant
Heureusement, McDonagh peut compter sur l'investissement total de son duo recomposé de Bons baisers de Bruges, à savoir Colin Farrell et Brendan Gleeson. Dans la peau d'un homme simple, profondément secoué par la décision de son ami plus âgé et qui passe de l'incompréhension à la tristesse avant de s'endurcir, Farrell porte vraiment le film. Face à lui, Gleeson se pose en bloc de mystère aussi inébranlable que terrifiant. On admire également Kerry Condon (une autre Irlandaise authentique, déjà aperçue dans Three Billboards) dans le rôle de la soeur plus raisonnable, elle aussi célibataire, qui finira par quitter l'île. Face à la spirale absurde dans laquelle s'engagent les hommes, elle devient notre seule bouée.
Ce qui nous ramène au (non-)sens de toute cette histoire. Plutôt que de se pâmer devant le talent de McDonagh, on ferait mieux peut-être mieux de s'interroger sur le fond de ce qu'il raconte. Ici, face au désespoir que rien ne change jamais, il oppose une intelligence revêche et une gentillesse naïve, une ambition à son absence. Las! Si la dynamique ainsi engendrée paraît prometteuse, on comprend bientôt qu'en éludant trop d'autres dimensions (sexuelle, politique, économique), le cinéaste n'a nulle part où aller au-delà d'une spirale de cruauté sur le fil du grotesque. A l'arrrivée, sans surprise, ce sont les plus faibles qui trinqueront (l'ânesse Jenny et l'idiot Dominic) tandis que nos deux antagonistes resteront plantés là, irréconciliés.
On ne demande certes pas à Martin McDonagh de nous refaire L'Homme tranquille de John Ford. Mais tant qu'à nous offrir une Irlande fantasmée à force d'éloignement, un petit peu de générosité ne ferait pas de mal! Espoir vain: une foncière méchanceté de sales gosses parcourt toute l'oeuvre des frères MacDonagh, à l'image de celle de Tarantino, qui les empêchera à jamais de viser des hauteurs aussi bien «beckettiennes» que «fordiennes».
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Apitoyou 06.01.2023 | 08h23
«Beau et cruel, à limage de notre Monde. Je ne conseillerais pas d’aller voir ce film si vous n’êtes pas au mieux de votre forme. L’envie de le quitter au moins deux fois m’est parvenue en cours de séance.»
@Chan clear 08.01.2023 | 11h31
«Beaucoup d’humour dans les dialogues, j’avoue avoir bien ri à certains moments. Très théâtral comme film, peu d’acteurs, des décors splendides une bouffée d’oxygène même si je trouve quelques personnages figés dans leur rôle ( Colin Farrell) ….»