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Culture / John Cassavetes, cinéaste de la singularité


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Une superbe rétrospective est visible à Lausanne jusqu’au 28 février. Le beau livre de Ray Carney, «Cassavetes par Cassavetes», publié aux éditions Capricci avec le soutien des Cinémathèques suisse et française, honore parallèlement l'œuvre du cinéaste étasunien indépendant, un des réalisateurs les plus originaux et avant-gardistes du siècle dernier.



D'origine grecque, John Cassavetes est né à New York en 1929. Il débute au cinéma comme acteur et se fait connaître par ses rôles dans les films Edge of the City, Dirty Dozen et Rosemary's Baby. Rapidement, il déploie aussi son talent au scénario et à la mise en scène. Avec d'autres réalisateurs, scénaristes et acteurs, à l'instar de Peter Bogdanovich et Shirley Clark, il préside à l'avènement du film d'auteur étasunien. Autoproduit, Shadows (1959) incarne ainsi un genre complètement nouveau. Le film campe Benny, un jeune homme révolté, sensible sur son identité afro-américaine, qui s'efforce de jouer de la trompette de bars en bars. Il arpente les rues de Greenwich Village et de Broadway, avec ses amis Dennis et Tom, tout en acceptant des compromis pour vivre de son art. La caméra est au service de l'inattendu, de l'imprévu, en conformité avec une méthode de tournage basée sur l'improvisation, laquelle est affirmée comme un principe par un carton au générique du film. Cependant, l’improvisation n'est pas un objectif en soi. Chez Cassavetes, elle concerne moins les dialogues que «les inventions et les découvertes émotionnelles de l’acteur», comme le souligne très justement Carney. 

Le film d'auteur étasunien prend naissance à plusieurs sources. Il est également porté par l’Actors Studio. Cette organisation associative consacrée à l'art dramatique est fondée en 1947 à New York. Elle fournit un terrain d'expérimentation en dehors du cadre rigide des règles qui régissent alors l'écriture du scénario, la réalisation et le jeu d'acteurs du cinéma commercial. La première génération de ces réalisateurs, comme Mike Nichols, Sydney Lumet, Arthur Penn et Sydney Pollack ont participé à l'Actors Studio. De nombreux acteurs qui devinrent des célébrités dans des films indépendants ou des films dits du «nouvel Hollywood» comme Ben Gazzara, Gene Hackman, Estelle Parsons, Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Jack Nicholson, Robert DeNiro et Ellen Burstyn ont aussi pris part à ce mouvement.

Les rapports de Cassavetes avec Hollywood ne sont pas inexistants. Il y tisse des amitiés durables, notamment avec Don Siegel et Robert Aldrich. En 1980, il réalise pour satisfaire au vœu de son épouse et de sa muse, Gena Rowlands, qui souhaite incarner un rôle de femme forte, pour la major Columbia le film Gloria. Ce sera son opus le plus classique en terme de narration et le plus conventionnel en termes de mise en scène. Bien abouti, ce travail de commande le rattache à la tradition de grands cinéastes américains, le plus souvent cité étant Frank Capra. Les films de ce dernier ont marqué l'enfance new-yorkaise de Cassavetes. Ils ont contribué à façonner sa stature d'«Homme de la rue» (1942). Le jeu dépourvu de tout sentimentalisme de Gena Rowlands dans le rôle de Gloria, une call-girl liée à la mafia, rappelle celui de Marlene Dietrich, que l'actrice porte en admiration depuis toujours.

S'opposer à l'establishment hollywoodien

Cependant, la vie personnelle autant que la filmographie de John Cassavetes – les deux étant très étroitement liés – incarnent une opposition radicale à l'Establishment d'Hollywood. Cassavetes mène un combat en faveur du rêve, pour la véracité émotionnelle et l'expressivité singulière des individus. Son cinéma repousse les limites sociales et psychologiques. Il contredit la narration traditionnelle et va à l'encontre des conventions prescrites par le cinéma commercial. Il donne de la classe moyenne américaine une image nouvelle et inattendue. Sa vision des Etats-Unis, à fois comique et inquiétante, marque profondément les esprits.

Dans A Child is Waiting (1963), Burt Lancaster joue le rôle d'un directeur d'institution pour handicapés mentaux et enfants émotionnellement perturbés. Judy Garland campe le rôle d'une nouvelle enseignante qui remet en cause ses méthodes. Les conceptions libertaires de John Cassavetes l'entraînent dans un conflit insoluble avec le producteur Stanley Cramer. Ce dernier préconisait une approche traditionnelle et prudente du sujet traité. Il décide de mettre un terme immédiat à leur collaboration.

L'anticonformisme, la liberté de ton, l'intensité, l'inquiétude et l'ironie marquent le cinéma de Cassavetes. Il explore les profondeurs de l'âme et en particulier l'amour, qui renvoie souvent les protagonistes à une solitude fondamentale car intrinsèque à l'existence humaine (Faces, A Woman under The Influence, Opening Night, Lovestreams).

Proximité et exigence

L'approche artistique de Cassavetes est particulièrement exigeante. Ce fait contribue certainement à expliquer pourquoi le matériau de ses films est presque toujours puisé dans sa propre vie. La prise de risque matérielle et psychologique est collectivement assumée par une tribu inséparable d'amis, acteurs (Gena Rowlands, Ben Gezarra, Peter Falk) et techniciens (Sam Shaw, Al Ruban), qui s'est formée peu à peu et l'accompagne tout au long de sa filmographie.

Tous les acteurs de Faces (1968) étaient ainsi, par exemple, proches de Cassavetes. En dehors de Gena Rowlands, John Marley et Val Avery, des acteurs déjà confirmés, les autres comédiens étaient tous des amis à lui au chômage, dont les carrières stagnaient ou peinaient à démarrer. La maigreur du budget à disposition pour ce film nécessitait de trouver des lieux de tournage gratuits sans devoir demander d'autorisation. Les principaux décors furent la maison de la mère de Gena Rowlands et la maison du couple Cassavetes/Rowlands. Cassavetes ne renoncera jamais à utiliser son domicile privé pour décor. La plus grande partie de la deuxième version de Shadows est tournée dans son appartement à New-York. Cinq de ses autres films auront des scènes tournées dans sa maison d'Hollywood Hills. Ray Carney compare le tournage de Faces «à une réunion de famille légèrement dissipée, avec ses oncles grincheux et ses cousins excentriques». Et de préciser: «Chacun avait la possibilité d'être soi-même. On empêchait personne de se comporter comme il le voulait. Cassavetes aimait le bruit, le monde, les disputes, les épreuves de force, et sur un plan plus large, ses tournages étaient une tentative de recréer les réunions de famille, bruyantes, turbulentes de sa jeunesse. Il aimait les fêtes, organiser les fêtes, avec un goût sans limite pour la vie et la diversité des personnalités, des humeurs et des tempéraments. Il appréciait d'être entouré d'une foule de gens, et les aimait tous dans leurs particularités – pas malgré, mais du fait de leur singularité. Il se refusait à les juger, quelques différents qu'ils puissent être de lui. Tout cela transparaît dans le processus même de ses films».

Cassavetes était témoin de l'encadrement extrêmement contraignant des acteurs à Hollywood. L'impératif de productivité économique, de standardisation des goûts et des opinions qui prévaut dans l'industrie du film commercial entrave la spontanéité et la créativité des acteurs. Le cinéaste s'attache au contraire à exprimer la diversité et l'authenticité des émotions humaines, ce qui explique la grande liberté qui prévaut dans ses tournages. Les acteurs évoluent avec lui par l'improvisation au sein d'un espace d'exploration psychologique et physique (scénique) inhabituellement grand. Cassavetes voulait amener les acteurs à être au plus près d'eux-mêmes. Il les poussait à s'investir profondément dans les mots et les répliques qu'ils prononçaient. Leurs visages filmés en gros plan devaient refléter leur nature profonde. On trouve très peu de scènes d'extérieur dans son cinéma. Il favorise le huis clos, que ce soit dans un appartement, une discothèque ou les coulisses d'un théâtre. Par des cadrages rapprochés, sa caméra capture l'expressivité des visages. Il accorde aussi aux corps – jetés, ballotés, tiraillés – une importance primordiale.

Tout comme Faces, Husbands (1970) s'intéresse aux relations de couple et thématise le conformisme, les faux semblants, l'ennui et la duplicité. Le film évoque aussi les contradictions et les errements des êtres humains empêtrés au sein de leurs relations affectives. Suite au décès soudain de leur ami Stewart Jackson, trois quadragénaires de la bourgeoisie de Long Island s'engagent pendant quelques jours dans une escapade d'adolescents. Leur périple les conduit dans un bar de New York où les beuveries sont interminables jusqu'à Londres, où ils vont dépenser leur argent dans un casino, puis séduire des femmes qu'ils entraîneront dans leur chambre. Sans presque jamais que le nom de leur ami défunt ne soit évoqué, Harry (Ben Gezarra), Archie (Peter Falk) et Gus (John Cassavetes) feront face à la fin d'un monde, à la fin d'une durée, celle de leurs existences bien cadrées et maîtrisées, entre couples se dirigeant vers la vieillesse. C'est pourquoi, ils vivront des choses à la fois banales et inattendues, comme si tout cet épisode était à la fois la dernière et la première expérience pour eux. L'originalité d'Husbands est liée à la façon dont Cassavetes filme les protagonistes ainsi qu'à sa manière d'étirer et de suspendre le temps du récit. Ainsi parvient-il à exprimer la solitude irréductible des êtres. Ce suspense résonne avec l'attente d'un bouleversement à venir. Il se manifeste moins par une action que par des signes annonçant le basculement des personnages vers une crise, que les rotations chaotiques de la caméra, tout comme le son, et les dialogues presque inaudibles, semblent accompagner.   

Mise en danger

Les films de Cassavetes peuvent s'interpréter comme une bataille entre l'être et le paraître. Opening Night a pour thème l'hypocrisie. La comédienne Myrtie Gordon (Gena Rowlands) ne peut plus supporter d'étouffer ses émotions et ses sentiments. Elle mêle de plus en plus sa vie privée à la pièce de théâtre dans laquelle elle joue (dans le film). Sa quête de vérité s'avère extrêmement périlleuse. Les relations avec le metteur en scène et la troupe s'enveniment. La pièce est un échec total.

Les personnages des films de Cassavetes souhaitent s'extraire des contraintes sociales et affectives pesant sur eux. Ils aspirent au rêve ou à une modalité différente d'être au monde. A l'instar de Mabel du judicieusement nommé A Woman under the Influence, leur excentricité, voire leur folie, rend leur rencontre avec le réel particulièrement abrasive. Ils semblent vouloir se détacher d'une emprise, que ce soit celle du mariage (Faces, Husbands, A Women under the Influence), ou celle des parents et des enfants (Minnie and Moskowitz, Lovestreams).

Avant de réaliser Love Streams, son dernier chef d’œuvre, Cassavetes fait un retour par le théâtre. 

Après l’avoir racheté et retapé de ses mains pendant plusieurs mois avec des amis, il adapte une pièce de son ami Ted Allen au Center Theater de Los Angeles. L’entrée est fixée à 2,5 dollars. Le but n’est pas de plaire aux spectateurs. Très longue, la pièce sert surtout de terrain de jeu et champ d’expérimentation pour lui et ses amis comédiens. Compte tenu de son intransigeance, Cassavetes peine à trouver des producteurs pour son prochain film. Martin Scorsese, qu’il avait aidé des années plus tôt et dont la carrière connaît un succès commercial inversement proportionnel à la sienne, refuse de produire son prochain projet.

Finalement financé par deux producteurs israéliens lui laissant une grande marge de manœuvre, Love Streams est mal accueilli par la critique aux Etats-Unis. Cependant, il est couronné par un Ours d’or au Festival de Berlin. Le dernier chef-d’œuvre de Cassavetes met en scène un écrivain à succès, allant de femme en femme, qui ne trouve le repos qu’auprès de sa sœur, elle-même incapable d’incarner l’épouse et mère modèle de la classe moyenne aisée. On y trouve de nombreux motifs et thèmes de ses films précédents, comme l’isolement et le désarroi émotionnel (Too Late Blues et Opening Night), la relation amoureuse et l’aliénation au sein du couple (Minnie and Moskowitz, Husbands), l’intensité émotionnelle d’une femme qui confine à la démence (A Woman under the Influence), le monde mystérieux et dépravé de la nuit (Murder of a Chinese Bookie) et les rapports ambivalents entre parents et enfants (Gloria). La vie de Cassavetes laisse des traces dans tous ses films et vice-versa. Love Streams, comme ses opus précédents, est fortement autobiographique. L’isolement émotionnel que subissent les personnages de Robert et Sarah est proche de celui que le réalisateur a vécu à de nombreux moments dans sa vie. Leur recherche désespérée d’amour et d’équilibre ressemble fortement à la sienne. Très attaché à sa famille, Cassavetes déclara qu’il s’était particulièrement identifié à la solitude de deux héros de Love Streams en raison de la perte récente de ses parents.

Toutefois, comme il l’avait fait remarqué au sujet de Faces et de A Women under the Influence, la tristesse des personnages n’amoindrissait pas la force du thème de l’amour. A propos de Love Streams, il déclara en effet: «C’est curieux, mais ce n’est pas un film pénible à regarder. C’est un film plaisant. Au moins pour moi, il me fait dire que la vie vaut la peine d’être vécue. Je pense que les gens passent leur vie à essayer de trouver quelque chose qui les rendra heureux. Ce film traite d’une lutte, de la difficulté à être heureux, mais tous ces gens, étrangement, vivent leur vie avec l’amour en toile de fond. La douleur est celle de la perte de l’amour, rien de plus».

Accoutumé à l’alcool tout comme le personnage qu’il y incarne, John Cassavetes décédera quelques années après la sortie de Love Streams à l’âge de 59 ans d’une cirrhose du foie. En dépit d’un état de santé très déclinant, ses dernières années de vie auront été marquées par une créativité débordante. Il s’investit dans plusieurs projets filmiques et théâtraux et il travaille sur plusieurs dizaines de scénarios.

L’empathie est centrale pour Cassavetes. Les personnages de ses films autant que le réalisateur lui-même développent une capacité à faire leur et à intégrer les expériences des autres. Les idéaux de beauté, d’héroïsme, de pureté ou de vertu sont absents de son cinéma. Sur le plateau, il pouvait être très dur avec ses actrices et ses acteurs. Par ce comportement, il espérait bouleverser leur certitude. Il voulait les aider à développer leur volonté et désir de s’exprimer. Seule l'expression de la singularité individuelle permettait d’après lui d'atteindre une certaine vérité de portée universelle.

Cassavetes pensait que la valeur de l’œuvre d’un cinéaste ne pouvait pas se mesurer financièrement. Il avait l’habitude de pester contre les avocats et les comptables d’Hollywood et leur logique mercantile. A la fin de sa vie, il se confia notamment en ces termes à Ray Carney: «C’est un territoire très dangereux quand vous êtes en position de ne faire des films que si vos profits sont de gros profits. Cela fait vingt ans que je fais des films et aucun n’a vraiment rapporté d’argent. Mais personne au monde ne pourra dire qu’on a pas réussi. Et c’est la plus belle chose que j’aie jamais ressenti de ma vie».  

Un beau livre pour transmettre la passion inextinguible de Cassavetes

L'édition française de Cassavetes par Cassavetes sort dix-neuf ans après sa parution aux Etats-Unis. Premier beau livre publié par Capricci, c'est une traduction de l'ouvrage de Ray Carney, professeur de cinéma et critique de l'Université de Boston, bien connu pour défendre une version complexe et exigeante du septième art américain. Carney est le spécialiste le plus connu internationalement de Cassavetes. Aussi auteur de monographies sur Frank Capra, Carl Theodor Dreyer et Robert Bresson, il est engagé dans une démarche biographique et filmique extrêmement fouillée de long cours. Carney s’est entretenu régulièrement avec le réalisateur pendant les dernières années de sa vie. Il nous plonge dans l'univers du réalisateur en contextualisant et complétant les propos retranscrits, ou en débattant de ses trouvailles et intuitions. Le tout forme pas moins de 560 pages magnifiquement illustrées par d'innombrables photographies dans une langue très vivante et bien traduite.


Rétrospective John Cassavetes, Lausanne, Cinémathèque suisse, jusqu'au 28 février.

«Cassavetes par Cassavetes», Ray Carney et John Cassavetes, Editions Capricci, 560 pages.

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