Culture / Jia Zhang-Ke. Frénésie et solitudes chinoises
Le cinéaste chinois Jia Zhang-Ke est l’invité d’honneur de la 55e édition du Festival Visions du réel de Nyon. Emblème du cinéma indépendant chinois, très estimé par la critique internationale, Jia Zhang-Ke recevra le Prix du réel et dirigera une masterclass mardi 16 avril. Une sélection de ses œuvres est également visible jusqu’à la fin du mois à la Cinémathèque suisse. Retour sur l’œuvre de ce cinéaste né en 1970 qui questionne une société chinoise en mutation et redéfinit les frontières entre le réel et la fiction.
En 2006, Jia Zhang-Ke avait été récompensé par un prestigieux Lion d’or à Venise pour Still Life. Ses films suivants ont presque tous été sélectionnés en compétition au Festival de Cannes où il a reçu le prix du meilleur scénario pour A Touch of Sin en 2013. La critique internationale estimait il y a vingt ans déjà qu’il était un des cinéastes les plus doués de sa génération. À l’instar d’un Wang Bing, il est appelé à rester l’un des meilleurs cinéastes de son pays.
Interdits par le gouvernement chinois jusqu’en 2004, ses films n’y suscitent depuis lors plus la même méfiance. Souvent critiquées pour leur financement et pour leur popularité à l’étranger, les oeuvres de Jia Zhang-Ke sont depuis lors vues en Chine, en tous cas par une partie de la jeunesse urbaine chinoise éduquée. En témoignent leur programmation dans des ciné-clubs, leur projection dans des espaces informels de visionnement et les discussions que l’on peut trouver à leur propos sur les forums internet.
À cause de son style unique et déroutant, son sens subtil de l’observation, sa capacité à restituer l’atmosphère d’environnements sociaux et de décors géographiques peu explorés, Jia Zhang-Ke est demeuré au cours des vingt dernières années un cinéaste de référence à l’international.
Le cinéma indépendant chinois et le réalisme post-soviétique
Le cinéma d’art et d’essai chinois a émergé au début des années 1990. Avec son film Mama Zhang Yuan inaugure une tradition consistant à produire des films à l’extérieur du système officiel des studios chinois. D’autres jeunes réalisateurs le suivent dans cette voie à l’instar de Wan Xiaoshuai et He Jianjun. Ils entrent en lice pour des récompenses internationales en s’attirant l’attention des producteurs étrangers.
Avec ces trois réalisateurs, Jia Zhang-Ke partage lui aussi non seulement un mode de production indépendant, mais encore un style assez aisément reconnaissable, celui du réalisme critique post-soviétique.
Influencé par le réalisme soviétique, le réalisme sous l’ère de Mao Tsé-toung prétendait dépeindre non seulement la surface brute et visible de la réalité, mais aussi, de manière plus profonde encore, une vérité idéologique sous-jacente composée par la lutte des classes et un mouvement historique inexorable vers l’utopie communiste. Au contraire, au lieu de professer une vérité idéologique, le réalisme critique des cinéastes indépendants chinois veut dévoiler la réalité brute en l’arrachant aux griffes des représentations idéologiques qui la déforment.
Plutôt que de s’y opposer ouvertement, le réalisme post-soviétique critique l’idéologie dominante en mettant en évidence la souffrance des gens ordinaires. Elle place en son centre celles et ceux qui sont exclus à la fois des représentations médiatiques et du cinéma chinois traditionnels. Se confronter aux gens ordinaires avec une caméra et filmer la vie de la rue chinoise telle qu’elle est permet de lever le voile sur l’idéologie tout en documentant la réalité contemporaine chinoise. Telles sont les convictions qui animent les cinéastes indépendants issus du courant du réalisme post-soviétique.
Filmer la réalité d’une société en mutation permanente
Selon Jia Zhang-Ke, la vraie objectivité à l’écran n’existe pas. Le premier film de Jia Zhang-Ke témoigne déjà d’une volonté de construire une impression de confrontation brute avec la réalité. Dans son premier court-métrage, One day in Beinjing, sa caméra se fixe sur une foule de touristes à la Place Tiananmen de Pékin, en particulier sur des gens de la campagne. « Il y a toute sorte de gens sur la place – des préposés à l’entretien, des gens locaux qui promènent leurs enfants, des amateurs de cerf-volant. Pour ma part, allez savoir pourquoi, j’ai été naturellement attiré par ceux qui viennent de la campagne. D’un point de vue émotionnel, il y avait quelque chose qui m’attirait vers eux».
Ainsi, Xiao Shan going home prend donc logiquement ensuite pour sujet l’histoire de travailleurs provinciaux qui viennent à Pékin pour chercher du travail. Xiao Shan est le nom d’un travailleur de la province du Henan, et son histoire se déroule juste avant le Festival du printemps lorsque le protagoniste veut rentrer à la maison pour rendre visite à sa famille pour le Nouvel An, comme le veut la coutume chinoise. Cependant, Xiao Shan ne veut pas y aller seul et se met à chercher quelqu’un de sa ville natale qui veuille bien l’accompagner. Parmi ces derniers on trouve des maçons, des revendeurs de tickets, des prostituées et des étudiants d’université – mais personne ne souhaite y aller avec lui. En fin de compte, le protagoniste accroche une annonce dans la rue, et le film se conclut sur une image de lui chez un barbier du coin en train de faire couper ses longs cheveux.
Jian Zhang-Ke a réalisé ces deux premiers courts-métrages – et un troisième Du Du – grâce à ses études à la Beijing Film Academy. C’est dans cet univers très ouvert sur le cinéma et la littérature étrangère qu’il a découvert son ambition de cinéaste : « Xiao Shan Going Home a remporté un prix au Festival du film indépendant de Hong-kong, et c’est pendant ce voyage à Hong-kong que j’ai rencontré les producteurs Chow Kueng (Zhou Qiang) et Lit Kit-ming (Li Jieming) et le chef opérateur Yu Lik Wai (Yu Liwei). Ils sont devenus les trois membres indispensables de mon équipe. Nous avons décidé de faire des films ensemble.»
Marchandisation, délitement des liens et solitude
La décision de filmer son prochain film Xia Wu (Pickpocket) à Fenyang dans sa ville natale qui borde le fleuve jaune, dans la province du Shanxi, ne doit rien au hasard. Elle est en parfaite cohérence avec la vision artistique qu’il a déjà élaborée. « J’ai décidé de débuter le film avec un plan de ses mains parce que c’est un pickpocket, un voleur, et ses mains sont son outil de travail. Le paquet d’allumettes est muni d’une inscription «Shanxi». J’ai décidé d’ajouter cet accessoire pour fournir un point de référence spatial, ce qui est très important pour les spectateurs. Toute la question du «local» était très importante pour moi lorsque j’ai fait le film, et je souhaitais souligner le fait qu’il s’agissait d’une histoire sur le Shanxi. C’était vraiment une rareté de voir une équipe de tournage arriver dans un lieu comme celui-ci et se frotter à la réalité sur place, je voulais rendre cela clair dès le début. Ce qui explique le zoom sur les mains du voleur et les allumettes Shanxi».
Toute la filmographie de Jia Zang-Ke s’articule en fait dès cet instant autour des nombreux et intenses bouleversements qui ont marqué la Chine depuis le milieu des années 1980. Économiques, technologiques, urbanistiques et architecturaux pour citer celles qui ne relèvent que de la sphère matérielle, ces transformations ont eu un impact multiforme et profond, encore difficile à mesurer avec exactitude, notamment sur les sphères sociales, familiales et individuelles.
Dès les années 1980, les autorités chinoises ont voulu partager avec la population leur optimisme pour l’avenir. Dans le sillage de la libéralisation des échanges commerciaux avec le reste du monde et des progressives privatisations, les régions les plus reculées de Chine ont vu arriver notamment le vélomoteur, la télévision ou le lave-linge individuel. Cependant, le capitalisme marchand autoritaire - avec son corollaire, la réification de toute chose, et de tout échange entre les individus - ont un coût social et humain très élevé. « Les transformations arrivaient au Fenyang d’une façon tellement visible. Elles touchaient le comportement des gens. Les relations de famille aussi changeaient. C’était une époque d’intense douleur aussi pour l’homme chinois vivant dans cet environnement de transformation et de changement social colossal et permanent ». Le cinéaste tente de garder à l’égard de ces phénomènes une posture de distanciation critique.
Cette adaptation à marche forcée entraîne son cortège de destruction physique et des déplacements massifs – notamment entre les villes et les provinces chinoises. Elle provoque peut-être un sentiment mêlé de fascination et de profonde aliénation. Jia Zhang-Ke est dès le départ habité par le besoin d’en témoigner visuellement de la façon la plus créative possible. Ce qu’il continuera à faire avec talent dans l’ensemble de ses films. On peut citer notamment Hidden Pleasures (2002), Still Life (2006), 24 City (2008), A Touch of Sin (2013) et Moutains May Depart (2015). « Pour moi, il était important de faire quelque chose de cette réalité chinoise que je connaissais. Je ne voulais pas rester confiné au registre des cinéastes certes talentueux de la cinquième génération du cinéma chinois comme Cheng Kaige et Zhang Yimou, mais qui restaient confinés à une représentation imaginaire et idéalisée de la société chinoise traditionnelle ».
Pour témoigner de l’impact des mutations sociétales chez la jeunesse et aussi de l’oppression ressentie par les individus dans la société chinoise, le réalisateur s’intéresse dans Platform (2002) à l’évolution d’une troupe de chanson et de danse. « Ces ensembles relèvent du totem chez les travailleurs de la culture en Chine. À partir d’elles, on peut observer les transformations de la Chine dans son ensemble».
Jia Zang-Ke fait exister autant qu’il interroge la notion de culture populaire dans presque tous ses films. Il s’intéresse à cet égard en particulier à la musique, du karaoké à l’opéra, en passant par le Canto pop’ rock, les mélodies fredonnées et les briquets chantants. Les actrices et acteurs fétiches avec qui il collabore étroitement depuis longtemps – à l’instar de Wanh Hongwe et Zhao Tao - ont acquis une stature dans le milieu du cinéma en apparaissant dans nombre de ses films. Jia Zhang-Ke a apprécié et aime cependant particulièrement travailler avec des acteurs non professionnels. Ces acteurs jouent leur vraie vie dans les espaces qu’ils connaissent et qu’ils arpentent en effet quotidiennement. L’effet de réel et la créativité sont ainsi générés spontanément. Cependant, le travail avec des non-professionnels doit se fonder sur des liens d’amitié et de confiance.
Bien qu’elle soit associée à certaines contraintes, Jia Zhang-Ke a fait usage de la caméra digitale sur plusieurs de ces tournages, notamment Unknown Pleasures (2002) et Still Life (2006). « Cet équipement procure l’avantage de tourner dans une atmosphère relaxante et donne la liberté d’expérimenter toute sorte de choses.» Le réalisateur a suivi de très près les avancées technologiques – du digital à la 3D en passant la réalité virtuelle.
Ancrée dans le réalisme social et teintée de mélancolie, l’oeuvre de Jian Zhang-Ke explore avec brio les paradoxes de la modernité chinoise. Elle emmène aussi le spectateur dans une quête esthétique jubilatoire sans cesse renouvelée.
Sources bibliographiques :
Michael Berry (Foreword by Martin Scorsese), Interview with contemporary chinese filmmakers, Columbia University Press, New York, Chichester West Sussex, 2004.
Antony Fiant, Le cinéma de Jia Zhang-Ke, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
Zhang Zen, The Urban Generation : Chinese cinema and society at the Turn of the Twentieth-first Century, Duke University Press, Durham and London, 2007.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
0 Commentaire