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Hélène Dormond vient de publier chez Presses Inverses un roman intitulé «Le retour du bourdon» pour lequel elle a bénéficié d’une bourse à l’écriture de Pro Helvetia. On y retrouve Marcel Tribolet, antihéros de «L'envol du bourdon», paru quelques années plus tôt aux éditions Hélice Hélas. Ce virtuose de la conciliation souffre d'une incapacité congénitale à s'affirmer et à poser ses limites. Incapacité dont son entourage profite abondamment.



Forte de la conviction que le travail rend malade et que le système de santé est malade, l'auteure, assistante sociale de métier, y caricature avec beaucoup d'humour le monde du travail, le team building et le new management.

BPLT: Tu nous as fait revenir Marcel Tribolet. Est-ce à dire que les 288 pages de L’envol du bourdon n’avaient pas suffi à faire le tour de la problématique de l’affirmation de soi?

Hélène Dormond: En fait, Marcel Tribolet a une fonction de révélateur de problématiques de société. Dans le premier tome, il soulevait la question de l’injonction sociétale d’être heureux corrélée à l’offre abondante de stages et autres formations favorisant l’épanouissement personnel. Le deuxième tome aborde des thématiques professionnelles et le fait que le système de soins est fortement mis sous tension.

Au fait, pourquoi cette métaphore du bourdon correspond-elle si bien à ton antihéros?

De par son ADN, Marcel Tribolet a la plupart du temps des succès involontaires. Le bourdon vole, parce qu’il ignore que les scientifiques l’estiment incapable de voler. Marcel Tribolet est un personnage qui porte beaucoup, mais qui, grâce à sa volonté et à ses efforts, parvient malgré tout à prendre un certain envol, quoique toujours assez au ras du sol.

Marcel Tribolet a-t-il progressé d’un roman à l’autre? A-t-il appris à dire non?

Je pense qu’il a acquis un certain nombre d’outils, sans avoir changé sa nature profonde, mais il est plus conscient de ses moments de faiblesse. Il ne dira jamais un non frontal, mais de façon détournée, il parvient à refuser des choses qui le choquent. Sa stratégie pour éviter de se commettre dans ce qui lui semble contraire à son éthique consiste à louvoyer.

Comment un employé aussi timide, effacé et conciliant a-t-il bien pu se hisser à un poste de cadre?

Mon personnage illustre le principe de Peter voulant que tout bon employé gravit les échelons jusqu’à son seuil d’incompétence. Il a été nommé chef d’équipe malgré lui.

En quoi cette nouvelle fonction et, plus généralement le travail en entreprise, affecte-t-elle sa santé?

Cette nouvelle fonction le met en tenaille entre les dirigeants qui attendent de lui qu’il applique des décisions contraires à son éthique et sa loyauté vis-à-vis de ses collègues. Ces postes intermédiaires où il s’agit d’appliquer des ordres qui viennent d’en haut sont particulièrement éprouvants. Plus généralement, la perte de sens dans le travail est une catastrophe en termes de santé mentale. La charge disproportionnée, le contrôle exercé par l’employeur sont aussi des aspects pervers du travail qui en font un lieu de non épanouissement.

Qu’est-ce que ton roman dit de l’évolution du monde du travail?

Mon sentiment est que, de plus en plus, les gens consacrent du temps à des tâches qui n’ont pas de sens pour eux, ni de rapport avec leur fonction. Par exemple dans mon roman, le concierge s’échine à remplir des rapports sur le temps qu’il passe à nettoyer, à réparer des objets défectueux, à surveiller les allées et venues. Au point que cela devient plus astreignant pour lui de justifier son activité que de l’accomplir.

Ce sont des choses que tu constates aussi dans ton métier ou dans ton entourage?

Certaines scènes proviennent directement d’expériences vécues par mon entourage: par exemple l’histoire des salaires au mérite où les gens sont promus ou rétrogradés en fonction de leurs performances, ou les systèmes informatiques qui réagissent quand l’employé n’a pas cliqué sur son clavier au bout d’un certain temps, etc.

Tu dis que le système de santé est malade. Peux-tu préciser le diagnostic?

Les médecins passent beaucoup trop de temps à justifier de leur prise en charge auprès des assureurs. Et la pénurie de soignants due au manque de reconnaissance, notamment salariale, de la profession, rend l’accès aux soins difficile.

A côté des dérives délétères du monde professionnel, tu caricatures aussi plusieurs tendances assez ridicules du monde de l’entreprise. Qu’est-ce qui caractérise selon toi le new management?

L’un des côtés pervers du new management est qu’il donne l’impression que tout le monde a voix au chapitre. Il crée du lien entre les collègues, tout en les mettant en rivalité et suit des phénomènes de mode avant de s’être questionné sur leur pertinence, par exemple les open space qui font que si tu arrives trop tard, les bonnes places sont prises. Les sorties récréatives avec les collègues ou l’attente que l’employé prenne connaissance de ses mails en vacances cassent la frontière entre privé et professionnel. Quand les entreprises mettent des fitness à disposition du personnel, c’est une manière d’avoir tout le temps leurs employés sous la main.

On pourrait s’attendre à ce que ton personnage se ressource au moins en privé, mais ce n’est nullement le cas. Comment se fait-il que sa vie soit presque aussi harassante que son activité professionnelle?

C’est que sa personnalité l’incline au dévouement. Marcel Tribolet va voler au secours de sa voisine si elle a des ennuis et sera prêt à se plier en quatre pour plaire à la femme qu’il aime secrètement. Et les dernières volontés de feu son oncle Amédée équivalent presque, pour lui, aux dix commandements.

Dans son testament, l’oncle Amédée exprime notamment le souhait d’offrir une formation de camionneuse à un groupe bien précis. Quelle est son intention et que cherche-t-il à compenser?

L’oncle Amédée a des valeurs humanistes de base et un petit côté provocateur. Il veut casser les frontières entre les métiers connotés féminins et ceux connotés masculins et donner accès à ces métiers aux femmes. Ça l’amuse de donner à titre posthume un coup de pied dans la fourmilière des conventions. Enfin, il s’agit aussi pour lui de secouer son neveu, de le sortir de sa zone de confort.

Quelles circonstances vont permettre à Marcel Tribolet de dépasser les limites qu’il s’impose à lui-même?

La bouffée d’air que lui apporte la fondation créée par Amédée lui permet d’échapper à sa prison professionnelle. Il sera aussi amené à devoir conseiller un jeune qui se lance dans un business de cannabis. Cette interaction lui donnera un autre éclairage de ce que peut être le travail. Mon personnage découvrira qu’on peut s’y éclater au lieu de s’y éteindre.

Et toi Hélène, quelle est ton actualité?

Le 23 septembre dès 10 heures, je serai au forum de l’Hôtel de Ville dans le cadre de l’événement Lire à Lausanne. Les dates suivantes figurent sur mon site helenedormond.ch


«Le retour du bourdon», Hélène Dormond, Editions Presses inverses, 404 pages.


L'auteure de l'article et la rédaction de BPLT précisent, par souci de transparence, qu'Hélène Dormond est la sœur de Sabine Dormond.

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