Culture / Divorce à l'américaine
Scarlett Johansson et Adam Driver brillent dans «Marriage Story» de Noah Baumbach, film Netflix très apprécié en compétition à la Mostra de Venise. L'auteur y revient à sa manière typiquement fine et franche sur son propre divorce, suffisamment romancé pour interpeller tout un chacun. Un film conflictuel.
Il y a d'abord la question Netflix: sauveur ou fossoyeur du cinéma? Si tant de cinéastes se tournent aujourd'hui vers la plate-forme Internet, c'est qu'elle accepte de produire des projets jugés trop risqués ou juste trop peu rentables par d'autres. Mais ce, au prix d'une visibilité drastiquement réduite, Netflix se réservant leur exclusivité (après Roma et The Irishman, Marriage Story est leur troisième film à bénéficier d'une sortie cinéma exceptionnelle dans un réseau de salles limité). Après avoir vu The Meyerowitz Stories (acheté mais pas produit par Netflix) disparaître dans les limbes du streaming après sa présentation en compétition à Cannes en 2017, Noah Baumbach semble donc avoir accepté cet état de fait. Dur pour ceux qui espéraient avoir enfin découvert un nouveau cinéaste indépendant à suivre après les révélations tardives de Frances HA (2012) et While We're Young (2014), ses deux seuls films parvenus sur nos écrans...
Toujours est-il qu'on peut au moins découvrir ces jours son onzième opus à Genève et Lausanne et donc en parler! Au contraire d'une critique anglo-saxonne extatique, nous ne pensons pas qu'il s'agit là du meilleur film de son auteur (Greenberg conserve notre faveur). C'est cependant un film qui compte, en creusant un sillon original entre la comédie dramatique à la manière américaine (de George Cukor à Woody Allen) et l'autofiction à l'européenne (ses auteurs de chevet avoués sont Ingmar Berman et Jean Eustache).
Entre New York et Los Angeles
Ceux qui savent le penchant autobiographique de son oeuvre reconnaîtront sans difficulté un retour sur son propre divorce de l'actrice Jennifer Jason Leigh, avec laquelle Baumbach a vécu une dizaine d'années et a eu un fils. Tout est passé par le filtre de la fiction mais reste aisément reconnaissable. Soient donc Charlie (Adam Driver), un metteur en scène de théâtre d'avant-garde new-yorkais et Nicole (Scarlett Johansson), une actrice californienne qui a mis sa propre carrière en veilleuse pour vivre et travailler avec lui. Lorsqu'on fait leur connaissance, ils énumèrent tout ce que chacun(e) apprécie chez l'autre. Impression trompeuse: il s'agit d'une exercice demandé par un médiateur pour tenter de leur éviter la séparation. En vain. Madame se sentant minorisée, elle décide d'arrêter les frais, retourne dans sa famille à Los Angeles en emmenant leur fils de 8 ans, accepte un rôle dans une série et demande le divorce.
L'affection entre eux est encore palpable, le désir de préserver leur fils, sincère. Mais une fois la procédure lancée, ils vont découvrir la terrible machine à broyer l'amour que peut devenir le système légal. Leurs avocats respectifs (Laura Dern, Ray Liotta et Alan Alda, grandioses) préparent l'affrontement, chargant l'autre pour mieux défendre leur client. Malgré son travail à New York, Charlie doit bientôt prendre une résidence plus ou moins fictive à Los Angeles pour prouver son désir de rester un père présent... mais y perd la reconnaissance d'un couple basé sur la côte Est. Bientôt, elle l'accuse d'être un irresponsable autocentré tandis qu'il la dépeint en insatisfaite chronique et alcoolique. Tout devient stratégique, caricatural, à des années lumière de la subtile alchimie amoureuse de ce que fut leur couple.
Un art de l'équilibre
Tout l'art de Baumbach consiste à donner constamment cet écart à mesurer, plus proche en cela de Kramer contre Kramer (Robert Benton, 1979) que de La Guerre des Rose (Danny DeVito, 1989). Cela passe par une évidente recherche d'équilibre entre Nicole et Charlie, même si ce sont les tribulations de ce dernier qui dominent logiquement la deuxième partie. Et comme toujours chez ce cinéaste, par un art consommé du dialogue et de la direction d'acteurs, le bémol venant plutôt du visuel, à la limite d'une certaine indifférence, heureusement contrée par son attention au détail révélateur. Une petite musique signée Randy Newman et des envies tardives de comédie musicale (deux morceaux empruntés à Company de Stephen Sondheim) complètent une tonalité devenue unique dans le cinéma américain.
Bien sûr, Woody Allen n'est pas loin, rappelé par la présence de certains acteurs qu'il a jadis rendus inoubliables (Alan Alda dans Crimes et délits, Julie Hagerty dans Comédie érotique d'une nuit d'été, Wallace Shawn dans Manhattan). Mais Noah Baumbach, lui, ne vient pas de la tradition du standup: fils de deux écrivains/critiques, il a le goût d'un réalisme plus terre à terre et acerbe. Quel plaisir dès lors que de retrouver un regard vraiement adulte, où tout n'est pas systématiquement tiré vers le gag, le sexe est maintenu à sa place (incontournable, mais secondaire) alors que les sentiments (forcément mitigés) ne sont jamais perdus de vue!
La bienveillance après tout
Si le film prête malgré tout le flanc à la critique, c'est du fait d'une inspiration fluctuante. L'opposition côte Est - côte Ouest sort du petit manuel des vieux clichés alors que le contraste physique entre les deux comédiens choisis paraît presque relever de l'impensé. Surtout, il y a un gouffre entre les scènes de famille un peu laborieuses côté Nicole et les brillantes scènes d'inconfort côté Charlie, comme cette visite d'une évaluatrice timorée. De là à soupçonner que les dés sont légèrement pipés (après tout, Jennifer Jason Leigh n'a jamais renoncé à une certaine exigence artistique, au contraire de Nicole...), il n'y a qu'un pas, heureusement rattrapé par un final d'une belle générosité: s'il n'est pas de divorce heureux, au moins une certaine bienveillance peut y survivre avec un minimum de bonne volonté de part et d'autre. Un rappel tout sauf inutile en ces temps revendicatifs.
Marriage Story, de Noah Baumbach (Etats-Unis, 2019), avec Scarlett Johansson, Adam Driver, Azhy Robertson, Laura Dern, Ray Liotta, Alan Alda, Julie Hagerty, Merritt Wever. 2h16
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