Culture / Comme un bruit dans la tête
«Memoria» d'Apichatpong Weerasethakul promène Tilda Swinton en Colombie en quête d'un son qu'elle seule perçoit. Un film sensoriel, hypnotique et somnolent comme le cinéaste thaïlandais en a le secret, pour le plus grand plaisir des amateurs. Entre vision du monde singulière et aveu d'impuissance, la frontière y paraît pourtant plus mince que jamais.
Un cinéaste thaïlandais s'en va en Colombie tourner un film avec une actrice britannique rencontrée dans quelque festival, soutenu par une quarantaine de co-producteurs internationaux: a priori, c'est tout ce que l'on craint du cinéma d'auteur mondialisé d'aujourd'hui, calibré pour cartonner dans les festivals et guère au-delà. Mais si Memoria a effectivement remporté un petit Prix du jury à Cannes et déjà fait délirer une partie de la critique sans convaincre nos distributeurs (la Cinémathèque s'est substituée à eux pour l'amener dans nos salles), il en faudrait bien plus pour entamer l'authentique singularité d'Apichatpong Weerasethakul. Fidèle à ses obsessions et à sa méthode, l'auteur de Oncle Boonmee – celui qui se souvient de ses vies antérieures signe là un nouvel objet mystérieux qu'on peut aussi bien accueillir comme une douce rêverie que s'amuser à surinterpréter. L'essentiel étant bien sûr que cela reste une expérience de cinéma mémorable.
Tout commence dans la pénombre d'une chambre et un «bang» soudain. Réveillée en sursaut, Jessica (Tilda Swinton) se lève lentement, guettant une réplique – en vain. Le lendemain, on en apprend un peu plus sur cette botaniste anglaise venue à Bogota au chevet de sa sœur hospitalisée. Tandis qu'elle fait la connaissance fortuite d'une archéologue (Jeanne Balibar) qui travaille dans le même hôpital universitaire, son beau-frère la branche sur un jeune ingénieur du son qui va l'aider à retrouver ce fameux bruit. Et ainsi va le film, entre déambulations sans hâte et rencontres de hasard, sans que n'advienne jamais quelque urgence, même lorsque Jessica décide de quitter la capitale pour visiter le tunnel routier où œuvre l'archéologue, puis s'installe dans un village de montagne où elle rencontre un homme étrange qui se targue d'une «mémoire totale»...
Vers une autre dimension
Pour entrer dans ce film, il faut commencer par accepter la présence à Bogota de Swinton, rousse, androgyne et sans âge, presque aussi incongrue que celle de David Bowie aux Etats-Unis dans L'Homme qui venait d'ailleurs de Nicolas Roeg! En fait, l'étrangeté n'est pas censée provenir de son personnage – notre guide – mais bien de ce fameux bruit, qui correspond à un syndrome dont le cinéaste a été frappé lui-même. A partir de là, on retrouve les dormeurs et les raconteurs de rêves, les chercheurs incertains et les natures insaisissables chers à l'auteur de Syndromes and a Century et Cemetary of Splendor. Les habitués seront avantagés, sachant à quoi s'attendre. Les autres cèderont soit à la fascination soit à l'ennui. Une chose est certaine, Weerasethakul est parvenu à transporter ailleurs son art singulier, sans déperdition notable.
Cette fois, et pour cause, c'est bien l'expérience sonore qui domine. Dans cette quête d'une reconstitution, l'attente perpétuelle de répliques et l'espoir toujours différé d'une explication, c'est notre attention auditive qui se trouve mobilisée – et gâtée comme rarement. Mais le visuel n'est pas en reste, avec une photo d'une beauté exceptionnelle, que ce soit dans la texture, la lumière ou les coloris. Les personnages sont le plus souvent cadrés à distance, saisis dans leur environnment architectural ou naturel. Mais pour dire quoi? C'est bien sûr là que cela se complique.
En gros, on peut affirmer que le cinéaste thaïlandais est l'un des rares à essayer d'exprimer le pressentiment d'un au-delà de nos perceptions, d'une autre dimension où naviguent les âmes des défunts, voire d'autres créatures. D'où, au fil des scènes, l'évocation de bons ou mauvais esprits, de l'inscription de la mémoire du monde dans le végétal, d'une existence avant la vie et après la mort. A chaque séquence sa légère bizarrerie, sa qualité hallucinatoire, même lorsque ce qu'elle montre paraît de prime abord parfaitement banal.
Séance spirite et envol pétant
Seul le cinéaste lui-même pourrait expliquer le lien entre le travail des archéologues et la quête de l'héroïne, l'hospitalisation de la sœur et l'incompétence d'une doctoresse qui suggère une solution d'ordre religieux. On ne trouvera pas plus de lien rationnel entre l'étude des orchidées et la visite d'une exposition d'art dont l'éclairage vacille soudain, la disparition du jeune ingénieur du son et l'écoute impromptue d'un concert de jazz. Dans sa quête, Jessica (ainsi nommée en hommage à la dormeuse du fameux Vaudou /I Walked with a Zombie de Jacques Tourneur) navigue à vue, rencontrant deux «guides» prénommés Hernán. Et alors? C'est à travers eux que tout se met (un peu) en place, le second incarnant une sorte de rapport idéal au monde naturel, qui ne serait plus coupé de lui par la technologie...
On peut alors être captivé ou au contraire devenir plus réticent devant ce face-à-face spirite ponctué par une étrange scène sans point de vue, qui semble identifier le fameux bruit à une sorte de «pet extra-terrestre» (à moins qu'il ne s'agisse d'un clin d'œil à Still Life de Jia Zhang-ke, lequel figure parmi les co-producteurs). Entre démonstration de puissance créatrice et aveu d'un canular fabriqué de toutes pièces, Aprichatpong Weersethakul avance sur le fil. Hors-sol, loin de son pays natal, son art paraît plus fragile que jamais. Mais ne serait-ce que pour sa manière poétique de nous inviter à considérer un au-delà de nos petites existences, il reste plus précieux que jamais.
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