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Culture / Au scalpel, Jérémie André dissèque le corps sociétal


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Dans «La Fabrique du corps humain», Jérémie André, médecin de métier et d’esprit, tant que de méthode, propose une approche clinique et béhavioriste d’une partie de la réalité lausannoise actuelle, localisée au quartier du Flon à forte symbolique sociale, avec trois personnages bien typés de notre drôle de monde.



Il manque un Zola au roman romand, affirmait en substance l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, directeur de L’Age d’Homme, dans un article paru à la fin des années 1970 dans la Gazette littéraire.

Déplorant le manque d’ancrage social de notre littérature, et plus précisément depuis la mort de Ramuz, déjà confiné dans le monde rural, l'éditeur constatait que nos romanciers achoppent aux états d’âme de pasteurs ou de professeurs et autres intellectuels plus qu’aux multiples aspects de la société en mutation, dont notre littérature individualiste et plus ou moins spiritualisante, ou politiquement moralisante, ne garderait aucun témoignage significatif comparable aux romans d’un Zola, d’un Balzac ou, plus récemment, d’un Jules Romains ou d’un Georges Simenon. 

En macho balkanique bon teint, celui que nous appelions Dimitri faisait l’impasse sur l’implication sociale conséquente de plusieurs romancières, d’Alice Rivaz à Janine Massard ou Mireille Kuttel et Anne Cuneo (toutes deux issues de l’immigration italienne), mais le constat ouvrait bel et bien un débat quasi inexistant dans la critique littéraire du moment.

D'anamnèse en catamnèse

Or j’y ai repensé en lisant le premier roman de Jérémie André qui, sans la vigueur de perception et d’expression d’un Zola, surprend et intéresse par son regard «sociologique» sur le monde qui est le nôtre, ici et maintenant, avec trois personnages représentatifs d’une certaine génération (ceux qu’on appelle les millenials, dépolitisés et en quête de sens dans leur petite vie bien formatée), à savoir Dominique Mercier, jeune médecin issu d’une famille d’industriels lausannois illustres, Anna, «ex» du précédent que son bac de lettres n’a pas conduit en faculté mais à un poste de responsabilité dans les cuisines d'un fast food, et Jean-Pierre le manager de cette enseigne du Brother Burger, qui rêve de faire de chacun de ses employés un «entrepreneur» virtuel qui s’éclaterait au travail...

Notre ami Dimitri déplorait que nos romanciers fissent si peu de cas des métiers de leurs personnages, par ailleurs si peu représentatifs de notre société, faute aussi de détails concrets dans leur observation, alors que c’est par là que Jérémie André impose sa patte et son originalité, à la fois ténues et tenues, dans une sorte de pointillisme hyperréaliste. Cela pourrait être assommant, et c'est au contraire captivant, et quasi fascinant que de (re) découvrir le monde en termes d'anatomie ou de physiologie appliquée, de s'initier à la gestion des friteuses d'un fast food dont les employés sont surveillés par vidéo, de revivre l'année Erasmus d'un étudiant en médecine s'efforçant de concilier ses rudes études et son désir d'Anna en 3D, bref de voir le monde tel qu'il est, effrayant de réalité réelle, où l'ex Gianpietro, en sympathie avec son employé Samson responsable du nettoyage du Brother Burger, affiche une couleur de peau dite «compatible avec son origine africaine». Plus woke tu rends ton tablier!

La Fabrique du corps humain, dont le titre se rapporte à celui du fameux ouvrage d’anatomie descriptive d’André Vesale (1514-1564), se subdivise en trois parties intitulées Anamnèse familiale, Anamnèse actuelle et Catamnèse, dont le Flon est le fil conducteur.

Le Flon à travers les âges

A préciser alors, pour les «étrangers du dehors», comme on les appelle chez nous, que le Flon est un agreste ruisseau sorti de la forêt des hauts de Lausanne, qui s’embourbe un peu à mi-pente citadine et, de géographique, est devenu historique grâce notamment à la diligence capitaliste de la famille Mercier, en tant que quartier industriel de tanneries spécialisées dans la production de veau ciré prisée des Américains, puis de zone d’entrepôts utilitaires où filles de joie et dealers se croisaient dans la pénombre, puis de réserve alternative à dégaine de mini-Soho, enfin de quartier branché en perte d’âme bohème.

Industrie, culture et commerce marquent la progression trinitaire du Flon. Un restau autogéré, à l’enseigne du Cancrelat, refuge de squatteurs et désaffecté à la suite d’une rixe, symbolise ici l’évolution du Flon puisque en ses lieu et place s’est implanté un restau de la chaîne Brother Burger où, cinq ans après leur rencontre et leur love story, Dominique Mercier et Anna se retrouvent... sans se retrouver vraiment.

Il faut dire que ce Dominique-là est plus Mercier que nature, plus grave en fin de race studieux et un brin pédant et péremptoire, et l’on comprend qu’Anna ne lui saute pas au cou, mais elle non plus n’est pas du genre passionné, qui se soumet au formatage du Brother Burger avec une docilité qui n’a d’égale que la conformité fonctionnelle du manager Jean-Pierre...

La Fabrique du corps humain pourrait être une satire, voire un pamphlet contre la déshumanisation des relations humaines et du travail, mais là encore on est loin du Zola de Germinal ou du pamphlétaire dreyfusard de J’accuse: à ras les faits et les affects, dans une sorte de neutralité objective bien vaudoise et protestante.

Du moins l’ironie sous-jacente de l’auteur, et comme une tristesse latente liée à l'adieu à la folle (?) jeunesse, donnent-elles au roman sa dimension critique frottée de mélancolie, qui incite à la réflexion.

Est-ce ainsi que les hommes vivent? interrogeait Aragon. Et le statut de la femme est intégré dans la question par le truchement d’une prof d’anatomie retraitée conspuant le patriarcat en termes «woke», ou par le rôle assigné à Anna qui, dans la foulée, dresse le réquisitoire de l’aliénation objective que représente l’idéologie et la pratique quotidienne de son manager.

Par-delà la dissection

Dans son Journal littéraire, Paul Léautaud se gaussait de la niaiserie d'un certain professeur de médecine, éminent chirurgien qui ouvrait les corps sans rien comprendre à ce qui se passait dans les cœurs et les âmes des ses patients, et c'est aussi l'expérience qu'est amené à faire, ici, le jeune Dominique, constatant que son désir d’Anna et la réalité de la vie ne sont en rien réductibles à la nomenclature de Vésale.

Avec une honnêteté remarquable, qui est là encore celle du médecin, Jérémie André se garde de dorer la pilule du lecteur (et de la lectrice, n'est-ce pas?) en arrangeant un dénouement glamoureux à ce qui ressemble à un épisode de feuilleton, tout en traitant ses trois personnages avec une distance frottée d'ironie – surtout en ce qui concerne le self made man Jean-Pierre, ex-Gianpietro au prénom francisé sur le conseil de son coach de vie – sans aboutir à la satire du brave nouveau monde qui nous entoure. 

Si l'écrivain Jérémie André doit beaucoup, en l'occurrence, au médecin, celui-ci limite sans doute, aussi, ce qui pourrait faire s'exprimer plus librement et plus amplement l'écrivain, dont plusieurs thèmes du roman mériteraient d'être plus développés. Autant que des grandes fresques em pleine pâte d'un Zola, l'on est loin ici des visions existentielles fusionnées des grands écrivains-médecins que furent un Tchekhov ou un Céline.

Mais Jérémie André s'est doté, dès son premier roman, d'un appareil d'observation et de formulation qui pourrait s'étendre à toute la société – par delà les thèmes sociétaux – où l'on verrait l'écrivain, stéthoscope en bandoulière, sillonner toutes les strates du corps social, de tel club de femmes botanistes à telle salle d'attente d'un service d'oncologie, de telle conférence des maîtres de telle Haute Ecole à la buvette de tel camping, de tel open space de rédaction à telle réunion de tel ou tel parti, ainsi de suite. 

Pérorer sur l'impuissance sexuelle, déclarée la maladie de l'époque, en invoquant Georges Bataille, comme s'y emploie tel doyen de faculté en urologue retiré des touchers rectaux, est une chose, et tout autre chose d'approcher les corps en concurrence avec les machines, les médecins face aux ordinateurs, les caissières de fast food chronométrant leur prises de commande, la folie ordinaire devenue norme redimensionnée en séances de team coaching, en attendant les constats d'obsolescence du matériel humain et les approches de la date de péremption de nos pauvres vies, etc.


«La Fabrique du corps humain», Jérémie André, Olivier Morattel Editeur, 136 pages.

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