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«Vous n'aurez pas ma haine» de Kilian Riedhof revient sur l'atttentat du Bataclan à travers le prisme du deuil. D'après le fameux récit d'Antoine Leiris, un film d'une justesse et d'une dignité remarquables, qui impose Pierre Deladonchamps comme un comédien de tout premier plan.



Et si le meilleur film sur les attentats qui frappèrent Paris le 13 novembre 2015 était... allemand? Sortant sur les talons de Revoir Paris d'Alice Winocour et Novembre de Cédric Jimenez, Vous n'aurez pas ma haine offre en effet pour première surprise d'être réalisé par un Allemand, Kilian Riedhof, produit par Komplizen Filme (Maren Ade & co) et tourné en partie en studio à Cologne. Distance salutaire? En tous cas, ce film qui réussit à paraître 100% français s'impose comme le plus impeccable du lot, sans les imprécisions parfois gênantes du premier et l'efficacité un peu basique du second. Il serait donc particulièrement regrettable qu'il subisse un effet de rejet ou de lassitude lié au sujet. Car si on ne promet pas une partie de plaisir, ce partage au plus intime d'une expérience douleureuse est de ceux qui vous élèvent l'âme.

Après le récit d'une survivante (Revoir Paris) et celui des enquêteurs traquant les terroristes (Novembre), voici donc celui d'un homme qui perd la femme qu'il aime. Un simple récit de deuil, sauf que justement cela n'a rien de simple, le deuil, comme l'a rappelé le livre éponyme d'Antoine Leiris dont il s'agit de l'adaptation. Un soir, ce journaliste culturel a vu disparaître pour toujours la mère de son jeune fils d'à peine un an, sortie s'offrir une soirée concert. Hélène est morte avec 88 autres personnes au Bataclan, assassinée par un commando se réclamant de l'Etat islamique, Daech. Comment répondre à ça? Désemparé, Leiris n'a qu'une arme, son écriture. Il va ainsi faire sensation en postant sur Facebook une sorte de lettre ouverte aux terroristes, bientôt reprise en Une du quotidien Le Monde. Mais cela n'empêche pas tout le reste, cette vie au jour le jour devenue quasiment insurmontable...

Trouver les mots justes

C'est cela que retrace Vous n'aurez pas ma haine (qui était déjà le titre du message), au plus près de de l'expérience vécue par Leiris. Les jours d'avant, la soirée fatidique avec sa quête désespérée à travers la nuit pour retrouver Hélène. Le soutien de la famille et, après l'identification du cadavre, les préparatifs de l'enterrement qui butent sur un déni. L'enfant qui ne peut pas encore comprendre et le père qui sombre, malgré les meilleures intentions de ceux qui l'entourent. Le jaillissement de ce texte qui touche juste et les sollicitations médiatiques qui s'ensuivent. Enfin, les retrouvailles avec l'ami qui avait accompagné Hélène au concert, avec une sorte de libération à la clé. Rien de très spectaculaire en somme, le tout sur une douzaine de jours à peine. Mais des moments et des sentiments rendus avec une intériorité rare, fruit d'un travail d'empathie exceptionnel.

Quel attrait pour le public là-dedans? Il sera évidemment tout relatif, mais il tient à la précision et à l'honnêteté de ce qui nous est montré. Tous ceux qui avaient apprécié La Douleur d'Emmanuel Finkiel, d'après Marguerite Duras, comprendront. Comme Mélanie Thierry dans ce film-là, ce qu'accomplit ici Pierre Deladonchamps tient du prodige. Lorsqu'on voit Antoine comme absent aux processus officiels du deuil, terriblement gêné par la sollicitude des mères à la crèche, visité par des souvenirs-flash déclenchés par une odeur ou une photo, on comprend sa tentative de vivre dans le souvenir de la disparue. A le voir seul face à son petit garçon encore au stade «maman-papa-caca», on mesure réellement l'ampleur de sa perte. Et lorsqu'il se laisse entraîner dans le jeu médiatique, on a peur pour lui: ne risque-t-il pas de se faire manger tout cru? Du coup, quelle émotion quand une jeune fille dans le métro trouve à son tour les mots justes, à son intention!

Pour la survie de la beauté

Les terroristes n'auront pas sa haine? C'est surtout plus vite dit que vécu, quand l'absurdité et la douleur se font constamment sentir, quand le décalage permanent et l'incompréhension des autres deviennent votre quotidien. De même, le film ne révèle sa pertinence qu'une fois passées les scènes «d'action» de la nuit fatidique (action toute relative, puisqu'on ne quitte jamais le point de vue de Leiris). C'est alors que son style feutré, même présent depuis le début, déploie toute sa puissance... implosive. Le cinéaste saisit avec une rare justesse les étapes décisives du deuil, de la confrontation au corps d'Hélène à la confrontation différée avec Bruno, comme pour dépasser une jalousie inavouable (pourquoi est-elle morte dans ses bras à lui?). Il fait la part de l'auto-complaisance et de la responsabilité envers l'enfant; celle du réel, si écrasant, et celle du rêve, si fugitif et pourtant réparateur. Et pour finir, il trouve à montrer ce qui manquait dans le discours réparateur de Leiris, qui limitait la beauté de la vie à l'amour, la culture et la liberté, en conviant à l'image une nature jusque-là absente.

Bref, il faut être un sacrément bon cinéaste pour réussir un film comme celui-là, que même les Américains n'ont pas su réaliser après leur 11 septembre 2001. A 50 ans, l'inconnu Kilian Riedhof – un transfuge de la TV (pour laquelle il réalisa deux films remarqués sur les affaires Barschel et Gladbeck) avec un seul long-métrage de cinéma à son actif, le feelgood movie Sein letztes Rennen (2013) – s'est à l'évidence surpassé. Avec ses apports de coproduction belges, il nous rappelle tout ce qu'il peut y avoir à gagner dans une Europe unie. Pour un meilleur cinéma autant que contre l'islamisme radical.


«Vous n'aurez pas ma haine» de Kilian Riedhof (Allemagne/France/Belgique, 2022), avec Pierre Deladonchamps, Camélia Jordana, Zoé Iorio, Yannick Choirat, Anne Azoulay, Farida Rahouadj, Christelle Cornil. 1h42

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