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Chronique / Mémoires de novembre


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S 'ouvrir à la surprise de la redécouverte littéraire, artistique; changer de longueurs d’onde, prendre du champ, bref: se montrer in#actuel. Autrement dit, indocile. Une autre façon encore d’aborder l’actualité.



L’Armistice du 11 novembre, dont on célèbre cette année le centième anniversaire, ne marque pas seulement la fin de l’une des plus effroyables boucheries de toute l’Histoire. Cette «Grande guerre», selon l’expression entendue encore dans la bouche des plus âgés, qui fit près de 16 millions de victimes, morts et invalides, et combien de destructions et de ravages de toute nature. La sonnerie de clairon qui retentit le long de la ligne de front à 11 heures, ce lundi 11 novembre 1918, si elle fit taire les armes, ouvrit dans le même temps une période de troubles et de bouleversements, non seulement en Europe centrale, avec la fin de la double monarchie, et au Moyen-Orient, avec l’effondrement de l’Empire ottoman, mais aussi en Allemagne. Elle marque le début, on l’a quelque peu oublié, d’une révolution qui sera noyée dans le sang et dont la répression annonce les violences nazies. Ces mois tragiques, j’aimerais les évoquer ici à travers le témoignage d’un homme tout à fait singulier, l’un des grands esprits cultivés de son temps comme seule une certaine Europe cosmopolite en produisit, Harry Graf Kessler (1868-1937). Ses Cahiers, qu’il tint de 1918 à sa mort, publiés pour la première fois en France en 1962, viennent tout juste d’être réimprimés.

Par sa naissance, Harry Kessler occupe déjà une place à part. Sa mère, Alice Blosse-Lynch, fille d’un amiral britannique, est l’une des plus belles femmes de son temps, dit-on, auteure de romans sous pseudonymes; son père est un riche banquier allemand, anobli par le Kaiser. Après ses études à Paris, Ascot et Hambourg, Harry entreprend un voyage au long cours qui l’emmène jusqu’au Japon et en Malaisie. Revenu en Allemagne, il accomplit son service militaire au sein du corps très fermé, pépinière de l’aristocratie prussienne, des Uhlans de la garde à Potsdam, dont il ressort capitaine. Son souhait est de se consacrer à la diplomatie, mais l’on ne veut pas de lui. Peu importe. Désormais rentier à la suite du décès de son père, le monde artistique s’ouvre à lui.

Harry Kessler par Edvard Munch, 1906 © Wikipedia.

A Paris, il rencontre Maillol, Renoir. A Londres, il se passionne pour le travail de Gordon Craig, qu’il convainc de le suivre à Weimar où il lui présente Max Reinhardt, autre pionnier du théâtre moderne. Il collabore à diverses revues et crée une maison d’édition qui publiera quelques-uns des plus beaux ouvrages du XXe siècle, notamment Les Eglogues de Virgile avec des bois de Maillol. C’est à cette époque aussi qu’il se lie d’amitié avec le poète Hugo von Hofmannsthal avec qui il écrit le livret du ballet La Légende de Joseph sur une musique de Richard Strauss et qui sera créé par Michel Fokine au Palais Garnier, à Paris, au printemps 1914.

Harry Kessler en uniforme de Uhlan en 1917 © Wikipedia.

Le «Comte rouge»

Lorsque survient la guerre, Kessler est mobilisé avec son unité sur le front belge, puis à l’est, dans les Carpates. En 1916, il est devant Verdun. On le trouve ensuite à Berne, à la légation allemande, officiellement délégué à la propagande, en réalité chargé de sonder les Alliés. Il est déjà alors une sorte d’éminence grise, entretenant des contacts avec à peu près tous les milieux aussi bien révolutionnaires que monarchistes, ainsi qu’en témoignent ses Cahiers. Que ce soient des peintres comme George Grosz, des poètes comme Johannes Becher, auteur plus tard de l’hymne de la RDA, des hommes politiques comme le très réactionnaire Herbert von Berger, Commissaire d’État chargé de la surveillance de l’ordre public, ou le spartakiste Wieland Herzfelde.

George Grosz, Les Propriétaires, années 1920, encre © Dessin politique, dessin poétique, Le Cahier Dessiné no 12, 2018.

Alors que l’état-major allemand a enjoint le personnel politique à demander l’armistice – tout le contraire de la fameuse légende du «coup de poignard dans le dos» qu’exploiteront les nationalistes – la situation à Berlin se dégrade de jour en jour.

«Revenu chez moi, écrit Kessler au début de ses Cahiers, je m’habillai en civil, car on arrachait les épaulettes et les cocardes des officiers (…) Dans la Wilhelmstrasse, je vis la première auto arborant le drapeau rouge, une auto militaire gris-vert, avec l’aigle impérial.»

Le 11 novembre, il note: «L’armistice, aux clauses effroyables, a été signé aujourd’hui. Longwerth dit qu’aucune négociation n’avait été possible, car notre front s’écroulait de partout. L’empereur s’est enfui en Hollande.» Tandis que les marins de la flotte à Kiel font mouvement vers la capitale, on s’affronte dans les rues. 11 janvier 1919:

«Lugubre impression que me fait la Leipziger Strasse, obscure et traversée par les balles sous une pluie battante. Ces façades mortes qui se dressent imposantes dans l’obscurité, ces hommes désemparés qui se cachent dans les coins de rue (…) Pourtant les tramways, toutes lumières éteintes, continuent à y rouler, projetant de temps en temps une gerbe d’étincelles qui se perd dans la nuit comme un feu d’artifice.»

Pendant ce temps, à Versailles, la délégation allemande négocie pied à pied. En vain. Au point que von Brockdorff-Rantzau, le ministre allemand des Affaires étrangères jette l’éponge. On parle alors de Kessler pour lui succéder. «Comme je suis, note ce dernier, j’ai une position plus influente (…) Pourquoi devrais-je aspirer à la succession de Rantzau, pour me trouver dans l’absolue impossibilité d’être utile à mon pays ou à moi-même?» Les négociations finissent pourtant par aboutir. Le samedi 10 janvier 1920, le traité de paix est signé à Paris. Mais Kessler est envahi par de sombres pressentiments qui ne l’abandonneront plus. Et cela malgré l’insouciance des «Années folles» qui s’ouvrent, Paris et Majorque où il passera bientôt le plus clair de son temps, les soirées au Bœuf sur le toit, son amitié avec Gide et Cocteau. «La guerre est finie, écrit-il encore ce même jour. Une époque terrible commence pour l’Europe. Cette atmosphère étouffante précédant un orage qui finira par éclater avec une violence probablement encore plus effroyable que celle de la Guerre mondiale.»



Comte Kessler, Cahiers 1918-1937, Grasset «Les Cahiers Rouges», 2011

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