Chronique / «Les morts ne parlent pas, parlons pour eux»
Durant la fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance, la «danse avec la mort» est un motif récurrent chez de nombreux artistes. Elle figure sur les murs des églises, mais aussi en gravures, ce qui contribue à rendre le sujet populaire. Et puis, l’esprit du temps se modifiant, une forme d’optimisme prenant le dessus, ce que traduit parfaitement l’invention de la perspective avec son ouverture sur les lointains, les «danses macabres» quittent les chevalets. Mais le sujet ne disparaît pas pour autant. On le retrouve plus tard chez Baudelaire, Saint-Saëns, Pratt et, très récemment, dans un ouvrage de Céline Cerny et Line Marquis qui vient tout juste de paraître.
L’une des danses macabres les plus populaires du Moyen-Age tardif, parce qu’alors largement répandue à travers toute l’Europe, est celle que publie en 1484 l’imprimeur-libraire français Guido Mercator, de son nom d’artisan. Actif à Paris entre 1483 et 1506, on lui doit plus d’une centaine d’incunables, dont une édition en flamand de La Nef des fous du Strasbourgeois Sébastien Brant. Mais son ouvrage le plus fameux est constitué de dix-sept gravures sur bois inspirées de la danse macabre du cloître des Saints-Innocents, aujourd’hui disparu et dont il ne subsiste plus que la fontaine éponyme dans l’ancien quartier des Halles. Le livre, qui connut cinq éditions, reproduit la hiérarchisation en vigueur dans la société d’alors avec à sa tête les puissants, papes, empereurs, rois, nobles. Car la mort, bien sûr, n’épargne personne. Toujours figurée sous la forme d’un squelette tantôt grimaçant tantôt familier, elle ne cesse d’accompagner les vivants.
Hans Holbein, Les Ambassadeurs (détail), huile sur bois © National Gallery
Une autre danse macabre fameuse est celle de l’Allemand Hans Holbein le jeune (1497-1543), Les simulacres et historiées faces de la mort. Il s’agit d’une suite de quarante et une gravures réalisées en 1526 et publiées douze ans plus tard à Bâle. La figure de la mort s’y manifeste sous un jour très noir. Moins enjouée en quelque sorte que dans d’autres représentations. Dans l’une des planches, le chevalier se voit ainsi transpercé par sa propre lance dont s’est emparée la mort et c’est elle encore qui, dans une autre gravure, souffle la chandelle de la religieuse tandis qu’elle pense à son amant. Ce rappel incessant de la mort, Holbein ne l’a pas représenté seulement dans ses gravures, mais aussi dans ce qui constitue peut-être son chef-d’œuvre, Les Ambassadeurs (1533), aujourd’hui à la National Gallery à Londres. Elle occupe même le premier plan du tableau, le fameux «os de seiche» sur lequel réfléchit Jacques Lacan dans Le Séminaire, livre XI. En l’occurrence, une anamorphose de crâne pleinement reconnaissable seulement en l’observant en vision rasante à partir de la gauche.
«Entre ici et là-bas, il n’y a qu’un pas…»
Les huiles réalisées par Line Marquis pour illustrer On vous attend, si elles n’entretiennent pas de rapports formels directs – comprendre: esthétiques – avec les œuvres que je viens d’évoquer, elles n’en partagent pas moins l’esprit. Ici c’est une forêt enchantée, mais dont les ombres projetées par les troncs des arbres sont bien inquiétantes; là c’est une troupe vêtue de tenues noires sur lesquelles sont peints des squelettes; ici encore des apparitions en formes de spectres enflammés rappellent un peu les ombres de Francesca da Rimini et Paolo Malatesta telles qu’elles apparaissent dans le Chant V de la Divine comédie. C’est bien la mort à travers ses multiples métamorphoses, celle qui murmure à l’oreille des vivants «on vous attend», qu’a représentée Line Marquis au fil des pages de ce très beau livre.
Line Marquis, Cinq jeunes filles (fragment) © art&fiction
Je viens de mentionner Dante. Ce n’est pas sans raison: l’un de ses quasi contemporains est très présent dans le livre, il s’agit de Boccacio (1313-1375). Pour «Le Basilic», le plus long des quinze textes de l’ouvrage, certains en vers d’autres en proses, Céline Cerny s’est inspirée de la cinquième nouvelle de la quatrième journée du Décaméron, l’histoire de Lisabetta da Messina.
Nous sommes à San Gimignano, où vit Isabette avec ses trois frères. Un jour, un beau jeune homme les accompagne. C’est Lorenzo, le nouvel intendant du domaine, qui finit par tomber amoureux de la jeune femme. Mais en raison de la jalousie des frères, Lorenzo et Isabette ne peuvent s’aimer qu’en secret avec la complicité de la servante – c’est elle qui raconte. Hélas, Lorenzo, tout à son bonheur, n’est guère prudent et les frères se doutent bientôt de quelque chose. Le malheur finit par arriver: «Depuis sept jours, Lorenzo a disparu. Je l’ai vu sortir avec les trois maîtres et j’ai pensé qu’ils allaient vendre des étoffes au marché (…) Mais les frères sont rentrés seuls.»
Lorenzo a été assassiné et, dans un rêve, Isabette voit l’endroit où son corps a été enseveli. Avec sa servante, elle s’y rend, creuse, arrache à la terre la tête de son amant qu’elle ramène dans sa chambre où elle l’enterre dans un pot de basilic. «Chaque soir, elle ôte les feuilles abîmées et caresse les feuilles grasses et odorantes. Est-ce le crâne là-dessous qui nourrit si bien le basilic?»
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