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Chronique / L'Histoire du soldat, Cocteau, suite


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S'ouvrir à la surprise de la redécouverte littéraire, artistique; changer de longueurs d’onde, prendre du champ, bref: se montrer in#actuel. Autrement dit, indocile. Une autre façon encore d’aborder l’actualité.




Stravinsky et Ramuz © DR

Etonnante aventure que celle de L’Histoire du soldat de C.F. Ramuz et Igor Stravinsky, dont on célèbre cette année les cent ans de la création. C’était le 28 septembre 1918 au Théâtre municipal, aujourd’hui Opéra de Lausanne. La première ne fut en effet suivie d’aucune autre représentation, du fait de l’épidémie de grippe espagnole. 

Cinq ans s’écouleront, jusqu’en 1923, avant que l’œuvre ne retrouve la scène et connaisse dès lors le succès que l’on sait et qui depuis ne s’est jamais démenti. Succès qui fit beaucoup pour la gloire du Vaudois, au moins autant, si ce n’est plus, que ses romans. Oui, étonnante aventure, car initialement pour Ramuz et Stravinsky, coupés de leurs sources de revenus en raison de la guerre, il s’agissait de créer une œuvre pauvre, nécessitant très peu de moyens, pouvant de surcroît être montrée par monts et par vaux et surtout rapportant de l’argent. Or, comme on le sait, il en alla tout autrement. L’œuvre fut un gouffre et sans la générosité d’un mécène comme Werner Reinhart elle n’aurait jamais vu le jour.

On ne va pas retracer ici la genèse de L’Histoire du soldat, sauf à rappeler ceci: il ne s’agit pas de la première collaboration entre Ramuz et Stravinsky – non plus d’ailleurs qu’entre Ramuz et Auberjonois, le peintre ayant réalisé en 1906 la couverture de La grande guerre du Sondrebond. L’écrivain avait déjà adapté pour le compositeur la traduction d’un conte populaire russe tiré d’un recueil d’Afanassiev, Renard. Et c’est également à cette anthologie que sera emprunté le thème de L’Histoire du soldat, mais profondément remanié par Ramuz jusqu’à se l’approprier complètement.

De même que pour Ramuz, il y aura pour Stravinsky un avant et un après. Le compositeur a alors entamé une véritable révolution dans son art, tournant le dos aux grandes machines orchestrales de L’Oiseau de feu (1910) et du Sacre (1913) au profit de petites formations, comme celle de Renard, dix-sept instrumentistes. Leur nombre sera ramené à sept dans la partition du Soldat. Ce qui est encore beaucoup par rapport au projet initial, rappelait Ernest Ansermet qui dirigea L’Histoire lors de la création, Stravinski ayant d’abord pensé à deux ou trois musiciens seulement. Quant à Ramuz, il n’eut de cesse de remanier son texte. Ainsi, pour sa publication en 1920 dans Les Cahiers Vaudois, il réécrivit, a recensé Alain Rochat, pas moins de 150 pages, trois nouvelles rédactions complètes! Et en 1946 encore, soit une année avant sa mort, Ramuz le retoucha une dernière fois. C’est cette ultime version qui vient de ressortir chez Plaisir de Lire.

Alors Cocteau vint

S’il ne se passe pas une année sans que L’Histoire du soldat ne soit représentée, il en existe aussi plusieurs versions discographiques, dont certaines firent date. A commencer par celle de 1952 enregistrée en public à Genève, avec pour Lecteur Jean-Villard Gilles, qui lors de la création avait endossé le rôle du Soldat, ainsi que des premiers pupitres de l’OSR sous la direction d’Ernest Ansermet. Pour ma part, je lui préfère l’enregistrement d’Igor Markevitch, que certains spécialistes considèrent d’ailleurs comme LA version de référence. Ne serait-ce que parce que Jean Cocteau, qui connaissait bien Ramuz, y tient le rôle du Lecteur, Peter Ustinov celui du Diable, avec, parmi les musiciens, le jeune Maurice André au cornet à piston. De cet enregistrement, il vaut la peine de dire quelques mots.


L’Histoire du soldat, 1952, CD Claves Records

Il fait suite au concert offert par Markevitch à la ville de Vevey, le 5 octobre 1962, à l’occasion de son cinquantième anniversaire. L’avant-veille, La Gazette de Lausanne avait annoncé l’arrivée de Cocteau «par une Caravelle d’Air France.» Si l’on en croit le compositeur Jean Perrin, toujours dans La Gazette, le concert donné au Théâtre de Vevey fut en tout point mémorable. «Les auditeurs étaient accourus en foule applaudir Markevitch et contempler l'admirable silhouette de Jean Cocteau qui tint avec un tact et une dignité exemplaires le rôle du récitant.» Et plus loin: «Interprétation en tous points exceptionnelle, confiée à quelques instrumentistes de grand talent, conduits avec une lucidité frémissante par Igor Markevitch».


L'Histoire du soldat, 1962, microsillon, pochette dessinée par Jean Cocteau.


Cette «présence autocratique de Jean Cocteau», comme l’écrit encore le chroniqueur, on la perçoit à chaque instant dans l’enregistrement réalisé le lendemain même du concert. Cocteau, qui dessinera également la pochette du disque, est à ma connaissance le seul récitant à scander au plus près de la musique, avec une justesse rare, en se conformant tout entier au rythme insufflé par le chef, les premiers vers du texte de Ramuz, devenus fameux: «Entre Denges et Denezy, Un soldat qui rentre chez lui. Quinze jours de congé qu'il a, Marche depuis longtemps déjà». Une fois encore Jean Cocteau, qui n’hésitait pas à mettre son immense talent au service des autres, y est tout simplement souverain.


P.S. Avant même que les représentations n’aient débuté, la version du centenaire à l’Opéra de Lausanne suscite déjà la polémique. Dans le courrier des lecteurs de 24 heures et du Courrier, la fille du chef d’orchestre Victor Desarzens et le compositeur Julien-François Zbinden dénoncent l’option prise par Àlex Ollé. Le metteur en scène catalan a choisi de transporter l’action de L’Histoire du soldat dans l’Amérique d’aujourd’hui et fait de Joseph, le soldat, un GI’S de retour d’Irak, traumatisé par ce qu’il a vécu. Personnellement, je n’irai pas voir ce spectacle. Ayant été hospitalisé durant presque trois semaines à la fin du printemps et au début de l’été, je n’ai nulle envie de me retrouver face à une chambre d’hôpital équipée de son matériel de soins, ainsi que nous le montrent les photos figurant sur le site de l’Opéra de Lausanne. Non merci!


 

C.F. Ramuz, Histoire du soldat. Commentée par Georges Schürch, Alain Rochat et Philippe Girard, Plaisir de Lire, 2018.   
Histoire du soldat Centenaire de la création Igor Stravinsky (1882-1971), Opéra de Lausanne,  28, 29 et 30 septembre.

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