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Chronique / James, mes héros et novembre


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C’est le mois terrible.

Celui des morts et des commémorations de toutes sortes. Tant qu’il n’y a aucun membre de ma famille ou de mes proches qui y soit enterré, j’aime aller me promener dans les cimetières, ce sont souvent de très beaux endroits. Le plus beau que j’ai vu c’est le Cimetero Monumentale près de Milan, grandeur et décadence des grandes familles italiennes, somptueux en automne avec ses allées remplies de feuilles mortes. Le glamour, définitivement, c’est le Père-Lachaise. Jim Morrison y est allongé et je me doute bien qu’Agnès Varda, Oscar d’Honneur pour l’ensemble de sa fabuleuse carrière de réalisatrice, est allée s’y recueillir plusieurs fois en hommage à celui qui fut son voisin et ami. Je propose d’ailleurs que la chanson thème des soirées remise-statuette-ensemble-de-carrière soit This is the end des Doors, parce que cela me semble approprié. Au printemps j’envisage d’aller au cimetière de Montrouge près de Paris, pour dire à Audiard (il a peut-être le wifi) que moi vivante, il ne mourra pas deux fois de ce qu’on lui reproche ces derniers temps. Depuis quelques semaines, on cherche à faire tomber nombre de mes héros (Kevin Spacey, Dustin Hoffman entre autres) me laissant croire que je me serais trompée sur toute la ligne. On va jusqu’à déterrer les morts pour faire leur procès, on assassine des gens célèbres et moins célèbres en balançant à la va-vite des noms à longueur de presse ou de fil d’actualité. Pas avec moi.

Au cimetière Zurich-Fluntern, tombe n°1449 un des plus grands cerveaux de la littérature du XXe siècle: James Joyce. De lui aussi, on n’a pas dit que du bien. Sa tombe est gardée par une statuette en bronze à son effigie. Joyce est assis, une jambe repliée, un livre dans une main et dans l’autre un cigare entre les doigts, le regard cerclé de lunettes, la tête tournée vers je ne sais quoi, l’Irlande ou le dernier bistro dans lequel il s’est enivré à Zurich.


Un an après être arrivée à Lucerne (en 1991) je suis allée au cimetière de Zurich-Fluntern et ensuite dans un poste de police zurichois. Je savais que des policiers de l’époque avaient raccompagné plusieurs fois Joyce à son domicile, à l’aube, ivre mort, incapable de tenir sur ses jambes, gueulant tout le long du trajet. J’ai demandé gentiment si on ne pourrait pas faire circuler une note de service, à savoir que j’aimerais rencontrer (s’il existait encore) un des policiers ou gendarmes qui accompagnaient Joyce à l’époque. Au poste on a été poli avec moi, mais je n’y croyais pas trop en attendant deux trois mois. Puis on m’a répondu.

Un beau policier retraité, bien en forme, qui devait avoir au moins 80 ans, m’a donné le bras dans les rues de Zurich et on a marché dans les pas de Joyce. Son badge de promotion épinglé sur sa veste pour me faire plaisir, le vieil homme imitait la voix de Joyce, grave, élégante, à l’irlandaise, rauque comme celle du grand fumeur qu’il était. Il singeait sa démarche, courbait le dos de temps à autres pour lui ressembler, riait beaucoup. Puis il m’a raconté que les matins où il le ramenait chez lui (Joyce n’ayant plus besoin de donner son adresse), l’écrivain titubait souvent en hurlant «Ich bin Ulysse! Ich bin Ulysse!» Je riais mais j’étais émue. Sur la Banhofstrasse, je donnais le bras à un homme qui avait raccompagné Joyce chez lui.    

Je garde de cette rencontre avec cet ancien policier un souvenir inoubliable. Et pour Joyce une admiration qui ne s’en ira jamais. Dans sa vie privée, il n’aurait pas été parfait. On l’a taxé de pornographe et d’un autre mot que je n’arrive pas à écrire, il aurait été pour certains un vrai beau salaud. Il serait responsable de la maladie mentale de sa fille Lucia pour lui avoir répété à plusieurs reprises que Samuel Beckett était trop bien pour elle. Il était alcoolique, opportuniste et j’en passe, tout ce que je n’ai pas lu dans la presse spécialisée.

Mais il reste Ulysse. Il est Ulysse. Je le regarde devant moi, assis à moins d’un mètre de sa tombe, sans qu’il ait l’air de souffrir d’une crampe malgré la position qu’il garde depuis 1941. Son menton en galoche, ses yeux qu’on ne voit pas, son dos voûté et je me redemande dans quelle direction il regarde. Bingo! Il me semble que c’est en direction de la tombe de Bukowski en Amérique*, sur laquelle est inscrite la plus fabuleuse des épitaphes: «Don’t Try». Vous ne m’enlèverez pas mes héros.

*Green Hills Memorial Park, Californie


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