Chronique / Henry Miller grandeur nature
Relu Plexus d’Henry Miller. L’auteur américain disparu il y a quarante ans, en 1980. Un anniversaire passé quasi inaperçu. Peut-être parce qu’on ne lit plus guère Miller. Moi-même, ces dernières années, reprenant l’un de ses livres, je l’abandonnais presque aussitôt. Alors qu’à vingt ans j’avais dévoré La Crucifixion en rose, Tropique du Cancer, Big Sur. Que s’était-il passé? La magie n’y était plus. Je n’arrivais plus à m’intéresser à cet immense fatras. A ce qu’il faut bien appeler le grand bordel de Miller. Or voici que je retrouve, intact, ce que j’ai aimé chez lui, sa générosité, son appétit de vivre. Plus nécessaires que jamais.
Des trois volumes de La Crucifixion en rose – voilà encore un titre que j’envie – deux seulement étaient alors disponibles à mon époque, Plexus et Nexus. Quant à lire Sexus, le premier volet de la trilogie, il ne fallait point y songer. Dans l’édition de poche de Plexus de 1969 que j’ai gardée précieusement et qui trône bien en vue sur un rayon de ma bibliothèque, à la rubrique «Œuvres de Henry Miller», Sexus est certes mentionné, mais accompagné de l’avertissement:«interdit dans le commerce.» C’est que dans ma jeunesse, je parle de la fin des années 1960, début des années 1970, Henry Miller apparaissait encore comme un auteur sulfureux, sinon maudit, que certains n’hésitaient pas à qualifier de pornographe. The Rosy Crucifixion, écrite entre 1942 et 1959, demeura d’ailleurs longtemps proscrite aux Etats-Unis, ne paraissant tout d’abord qu’en France et au Japon. Et c’est à Paris qu’est publié Plexus par Olympia Press. Maison qui avait pris la succession des fameuses éditions Obelisk Press fondées en 1929 et qui publièrent sur sol français quantité d’auteurs anglophones qui, de ce fait, échappèrent à la censure, Lawrence Durrell, James Joyce, Anaïs Nin.
Couverture de Plexus, Le Livre de Poche, 1969 © Coll. part.
De tous les livres de Miller que j’ai lus, Plexus demeure l’un de mes préférés. Peut-être parce qu’il reste associé à ma découverte de la littérature, à mon propre désir d’écrire. Dans ce gros livre, qui échappe à toutes les classifications, à la fois roman, autobiographie, autofiction, Miller raconte ce qui constitue une rupture doublée d’une libération. Son abandon, à trente ans passé, de la vie rangée qui était jusque-là la sienne de directeur du personnel de la Western Union Telegraph, pour enfin sauter le pas et se consacrer entièrement à l’écriture, à la littérature. Encouragé en cela par sa seconde épouse, June, une jeune femme rencontrée dans un dancing – Mona dans Plexus – et qui va l’aider à accomplir véritablement ce pour quoi il est destiné.
C’est cette existence nouvelle, faite d’expédients, sans guère de perspectives d’avenir, qui nous est relatée ici par le menu, souvent de façon cocasse. Comme lorsque Mona et Val – ainsi appelle-t-elle Miller – entreprennent de vendre des bonbons pour vivre! Heureusement, il y a les amis qui les soutiennent. Tel Ulric qui ne tarit pas d’éloge à son propos.«Il arrive, dit Ulric, quand je parle de toi à mes amis que cela me paraisse fabuleux, même à moi. En si peu de temps, depuis que nous nous sommes retrouvés, il me semble que tu as déjà vécu une douzaine de vies.» Ou Marjorie, la propriétaire de l’appartement que loue le couple, qui devient bien vite une proche.«Nous ne mîmes pas longtemps à nous taper affectueusement sur la croupe. Elle était de cette sorte de femmes qui sont capables de vous saisir la queue et de vous faire rire en même temps.» Figure haute en couleurs, généreuse, Marjorie admire Miller parce qu’il écrit. Quand bien même il n’a encore rien publié et que tout ce qu’il écrit est systématiquement refusé. Et puis il y a Mona, la compagne de Miller, son plus sûr appui. Plexus s’ouvre d’ailleurs par un portrait de la jeune femme.«Dans sa robe persane collante, avec un turban assorti, elle était ravissante. Le printemps était venu et elle avait mis une paire de gants longs et une belle fourrure de taupe, négligemment jetée autour de son cou plein, pareil à une colonne.»
Henry Miller, années 1970. Saisie d’écran
Tout l’effort de Miller se focalise alors sur ce seul but, écrire. Mais quoi? Au fond, il ne le sait pas encore. Et imagine toutes sortes de stratagèmes. Se sent capable d’écrire à peu près sur tout. Encore faut-il convaincre éditeurs et rédacteurs.«Il me semblait que la chose la plus naturelle du monde fût de dresser une liste des thèmes que je croyais présenter de l’intérêt et de la soumettre aux directeurs de revues afin qu’ils pussent faire leur choix.»
Le New York de Miller et la Grèce de Durrell
Ce que vit alors Miller, fût-ce à retardement, ce sont en fait ses années d’apprentissage. Durant lesquelles, bien qu’il l’ignore, il emmagasine la matière de l’œuvre à venir qui n’est autre que sa propre vie. Il lit énormément, Dostoïevski, Spengler, Nietzsche, Elie Faure. Se promène, rêve, se remémore son enfance de fils de tailleur à Brooklyn. Car Plexus est aussi une magnifique évocation de New York. Notamment le quartier de Williamsburg qui a donné son nom au pont qui enjambe l’East River et relie l’arrondissement à Manhattan. «Parfois le soir, j’allais faire une promenade solitaire. Je connaissais intimement le quartier, ayant demeuré pendant un certain temps juste en face du Parc. A quelques rues à peine de là – la ligne frontière était Myrtle Avenue – commençaient les taudis. Après avoir traversé en flânant les quartiers tranquilles, il était excitant de franchir la ligne, de se mêler aux Italiens, Philippins, Chinois et autres ‘’indésirables’’(…) Les boutiques étaient pleines de marchandises nostalgiques, familières depuis l’enfance.»
Lawrence Durrell en 1962 © Coll. Part.
Lors de mon premier séjour newyorkais, il y a quelques années déjà, logeant moi-même à Brooklyn, j’ai tout naturellement pensé à Miller et à Plexus. Je me suis beaucoup promené, m’imprégnant à mon tour de l’atmosphère de cette portion de New York. Avec ses immeubles de briques et leurs escaliers de fer escaladant les façades, les vieux réservoirs d’eau sur les toits, les enseignes de toutes sortes.
The Rosy crucifixion se clôt par le départ de l’auteur pour la France en 1930 où June l’a précédé. Si pour le couple la vie est tout aussi difficile qu’à New York, c’est à Paris néanmoins que Miller devient écrivain, publie ses premiers livres, Tropique du Cancer (1934), Printemps Noir (1936). A Montparnasse, il fréquente Le Dôme où se retrouvent nombre d’Américains. Il rencontre Alfred Perlès – le Carl de Jours tranquilles à Clichy – Brassaï, qui lui consacrera plus tard un ouvrage auquel est emprunté le titre de cette chronique, Lawrence Durrell, qui le convie à Corfou en 1939. Miller y séjourna toute une année et en ramena ce magnifique hymne à la Grèce qu’est Le Colosse de Maroussi.
Disant adieu au Vieux Continent en proie à la guerre, Miller retourne alors à New York. En 1942, il s’installe en Californie, d’abord à Big Sur pendant une dizaine d’année – sa maison est aujourd’hui un musée; à Pacific Palisades ensuite. Au tournant des années 1960-1970, ses livres, bien que toujours interdits aux USA, le font connaître, notamment de ce qu’on appellera la Beat Generation et contribuent à la révolution sexuelle. Sa vie privée est toujours aussi tumultueuse; il divorce et se remarie un nombre incalculable de fois, à chaque fois avec des femmes bien plus jeunes que lui. Il peint et puis bien sûr il écrit, écrit. Car Miller est avant tout un prodigieux prosateur, un formidable écrivain. Peut-être infiniment plus classique qu’il n’y paraît. Témoin ces quelques lignes, tirées du Colosse de Maroussi, que je rapporte ici en conclusion de cette chronique à bien des égards impossible – car comment vraiment parler de Miller? «Je revois les silhouettes d’hommes solitaires marchant dans le sillage des troupeaux et franchissant l’échine nue des monts, parmi l’écume légère des toisons, dorées comme aux jours de légende; je revois les femmes assemblées autour des puits au milieu des oliveraies et leur costume, leurs manières, leur parler qui reste semblable à celui des temps bibliques ( …) La lumière grecque m’a ouvert les yeux; elle a pénétré mes pores et dilaté tout mon être. Je me suis retrouvé chez moi dans le monde, ayant découvert le centre de vérité.»
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