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Chronique

Chronique / Genius loci


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Maurice Barrès parlait de «lieux où souffle l’esprit», les Anciens, de Genius loci, de «génie du lieu». Ces endroits propices que l’on dirait habités par les dieux, où l’âme et le corps se régénèrent. Ainsi en va-t-il de cette «colline inspirée» qui a nom Monte Verità, au-dessus d’Ascona, au Tessin. Il y a longtemps que je désirais m’y rendre. Car Monte Verità a abrité au tout début du XXe siècle, et jusque dans l’entre-deux guerres encore, une communauté d’intellectuels et d’artistes en rupture avec la société industrielle. En quête – déjà ! – de modes de vie alternatifs dans le respect de la nature.



Cabane qui servait de solarium ©Raphaël Aubert

Il faut chercher entre les cimes pour apercevoir en contre-bas – deviner, plutôt – le lac Majeur et la rive d’en face. On est ici comme dans un cocon de verdure, un écrin protégé. Au cœur d’un beau parc ombragé par des arbres plusieurs fois centenaires. Voici la maison de thé, tout en bois, précédée d’un carré de gravier soigneusement ratissé à la manière des jardins zen. Plus haut, c’est déjà un morceau de forêt presque sauvage avec une cabane. L’une des habitations rustiques qui furent construites par les tout premiers occupants des lieux qui pratiquaient le naturisme, l’héliothérapie et le végétarisme, cultivant fruits et légumes pour leur propre consommation.

C’est en 1900 que s’installe le groupe à l’origine de l’aventure de Monte Verità. Le concept de Lebensreform est alors en vogue dans la foulée des idées développées par Tolstoï. On parle aussi de la Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale à la suite de Wagner, et, trente ans plus tôt, Nietzsche a achevé à Ascona sa Naissance de la tragédie, qui oppose Apollon à Dionysos, l’esprit grec aux forces primitives de la nature.  

Deux des fondateurs de Monte Verità, Ida Hofmann (à gauche) et Henri Oedenkoven (à droite) © Coll. part.

Ils sont sept. Parmi eux, il y a Ida Hofmann (1864-1926). Issue d’un milieu bourgeois, elle s’intéresse à la théosophie, aspire à une nouvelle humanité, prône l’émancipation de la femme. Son compagnon, Henri Oedenkoven (1875-1935), vient lui aussi d’une famille aisée. Grâce à la fortune paternelle, il acquiert les terrains où s’établit la petite communauté. C’est Karl Gräser (1875-1915), ancien officier de l’armée autrichienne converti au végétarisme, qui a découvert Locarno et sa région en compagnie de son frère «Gusto» (1879-1958). Peintre mystique, ce dernier vivra longtemps dans une grotte au-dessus d’Ascona et marquera durablement tous ceux qui le rencontreront, dont l’écrivain Hermann Hesse (1877-1962) venu en voisin. On retrouvera ensuite Gustav Gräser à Berlin dans les années 1930 où il prêche contre la guerre. Comment survit-il durant les années du nazisme? Nul ne le sait. Une photographie prise en 1945 le montre vêtu à la façon d’un moujik, une longue barbe à la Tolstoï, au milieu des ruines de Munich.

Gusto fit beaucoup pour la légende de Monte Verità, y vivant quasi nu avec sa compagne, parfaites incarnations du Naturmensch. Car très vite de grands journaux, comme L’Illustration en 1907, font connaître cette communauté d’adeptes du retour à la nature et l’on se presse bientôt sur la colline. Aux cabanes primitives vont s’ajouter deux bâtiments plus importants, la Maison centrale et la Casa Anatta, d’inspiration théosophique – aujourd’hui musée racontant l’aventure de Monte Verità. Y sont accueillis des patients désireux de suivre une cure végétarienne, complétée par des cures d’air et de soleil. Bien plus tard, après la Première guerre mondiale et alors que les fondateurs ont émigré en Espagne et au Brésil, le nouveau propriétaire des lieux, le baron Eduard von der Heydt (1882-1964), grand collectionneur d’art contemporain et oriental, fait édifier un hôtel selon les principes rationalistes du Bauhaus – il est aujourd’hui géré par une Fondation en liens avec l’EPFZ.

Monte Verità voit aussi défiler de nombreux artistes: Jawlensky, les dadaïstes Hans Arp et Hugo Ball. Certains s’y installent durablement comme le danseur et chorégraphe Rudolf von Laban (1879-1958). Arrivé en 1913, il va y demeurer jusqu’en 1918. Rejoint par Mary Wigman et Suzanne Perrottet, toutes deux danseuses, il ouvre une école d’art qui va donner naissance à l'Ausdruckstanz, la danse expressive moderne, dont les conceptions se rapprochent de celles d’Isadora Duncan – elle vint à deux reprises à Monte Verità – et d’Emile Jaques-Dalcroze.

Olga Froebe avec Carl Gustav Jung ©Coll. part.  

Autre initiative, qui a eu également un grand retentissement et qui, sans être directement liée à Monte Verità, participe assurément de son esprit, le Cercle Eranos. Il voit le jour grâce à Olga Fröbe-Kapteyn (1881-1962) qui, en 1928, fait construire une maison à Ascona au bord du lac, la Casa Eranos. Dès 1933, elle y organise des rencontres qui se poursuivent encore aujourd’hui. Leurs thèmes? Ce que l’on pourrait appeler les voies de l’intériorité. La compréhension de la dimension spirituelle du monde et de l’humanité. Les rencontres d’Eranos vont réunir des personnalités aussi éminentes que Carl Gustav Jung, Henri Corbin, Louis Massigon, Mircea Eliade et leurs contributions seront rassemblées en volumes, les Eranos Jahrbuch.

J’ai parlé de Genius loci à propos de Monte Verità. Ce n’est pas qu’une formule. Il circule ici une énergie bénéfique tout à fait particulière et qui tient à sa situation. Géographiquement, Ascona est positionné à l’exacte équidistance du Pôle nord et de l’Equateur. L’endroit est en outre connu pour ses anomalies magnétiques et sa géologie. Ici, l’Afrique et l’Eurasie se rencontrent. Je pense à Vasudeva, le batelier du roman Siddhartha d’Hermann Hesse, qui entend les multiples voix de la création dans le murmure du fleuve. «Sais-tu quelle parole il prononce quand tu réussis à entendre d’un seul coup ses dix mille voix? La figure de Vasudeva s’épanouit; il se pencha vers Siddhartha et lui souffla à l’oreille la parole sacrée, Om.»


Kaj Noschis, Monte Verità, Presses polytechniques et universitaires romandes «Le savoir suisse», 2011.

Hermann Hesse, Siddhartha, Le Livre de Poche, 2018.

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