Chronique / Chronique de juin 1940
A l’image des jours durant lesquels j’ai écrit cette chronique, le ciel, dit-on, était tout aussi radieux il y a quatre-vingts ans lorsque la Wehrmacht déferlait sur la France. Et jamais Paris avec ses rues vides, comme ces dernières semaines du fait du confinement, n’avait offert pareil visage.«Et, tout d’un coup, là, sur le quai, devant la Seine, le Louvre, l’Institut, Romain Visconti a reçu un grand choc au cœur. Il fait un temps insensé. Un ciel sans défaut, une immense turquoise. Les arbres des berges ont le luxe de la jeunesse». Ces lignes sont tirées des Communistes d’Aragon. Ce très grand roman par trop méconnu – à tort – qui évoque de façon si magistrale les événements de 1940.
Au contraire des Beaux Quartiers, des Voyageurs de l’impériale ou encore d’Aurélien et bien sûr de ce chef d’œuvre qu’est La Semaine sainte, le roman Les Communistes a mauvaise presse, quand il n’est pas tout simplement ignoré. Rares sont les lecteurs qui en ont entendu parler et plus rares encore ceux qui l’ont lu. Comme si ce livre constituait une tache aveugle dans l’œuvre de l’écrivain. Il y a le titre évidemment qui fait barrage. Le communisme ne fait plus guère recette, pourquoi dès lors lirait-on un livre à son sujet? Dont l’auteur, de surcroît, se fit le chantre de l’URSS – pensons au fameux poème Hourra l’Oural (1934). Il y a l’ampleur de l’ouvrage ensuite, plus de 1300 pages dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade! De quoi décourager les meilleures volontés.
C’est au sortir de la guerre qu’Aragon entame la rédaction des Communistes. Il s’agit pour le poète de «La Rose et le Réséda», tout auréolé de son action dans la Résistance, de raconter le conflit qui vient de s’achever et la part prépondérante prise à la victoire par le PCF. Projet ambitieux s’il en est, puisque le roman doit mener le lecteur de février 1939 à janvier 1945! Le sixième et dernier fascicule de ce qui constituait la première partie – le roman devait en comporter trois – paraît en 1951; il se clôt avec l’arrivée des Allemands à Mantes dans la banlieue parisienne, le 14 juin 1940. Mais comme Les Chemins de la liberté de Sartre, publiés quasi au même moment et qui entendaient également retracer la guerre, Les Communistes demeurent inachevés.
Louis Aragon vers 1950 © Wikipédia
Tout au long de la lutte dans la clandestinité, Aragon n’a cessé de plaider en faveur d’une large unité de la Résistance. A ses yeux, le combat ne pouvait être que national. Suivant en cela la ligne définie par Maurice Thorez, le secrétaire général du PCF – à la Libération, celui-ci fera d’ailleurs partie, avec quatre autres ministres communistes, du gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle. Et c’est bien sûr cette vision-là de la Résistance qu’Aragon veut mettre en évidence dans son roman. Seulement, entre le début de la conception du livre et les conditions de son écriture au début des années 1950, la situation politique a complètement changé. L’union nationale a volé en éclat et les espoirs nés de la Libération se sont évanouis. C’est le début de la Guerre froide; malade, Maurice Thorez n’est plus aux commandes. Au sein du parti, la reprise en main, notamment des intellectuels, est en marche. «Pourquoi croyez-vous, dira Aragon à sa compagne Elsa Triolet, que je ne puis pas, que je n’arrive pas à écrire la suite des Communistes?»
Si l’écrivain renonce en effet à achever son roman, il va pourtant en partie le réécrire quelques années plus tard. A la faveur de la parution au milieu des années 1960 des Œuvres romanesques croisées qui regroupent ses propres livres et ceux d’Elsa. Et c’est cette version révisée qu’on lit aujourd’hui. Dans l’intervalle, en 1958, Aragon a publié La Semaine sainte. Cet extraordinaire roman qui entraîne le lecteur aux côtés du jeune Géricault engagé dans la Maison du roi et accompagnant Louis XVIII en exil lors des Cent-Jours. Les Communistes y ont gagné une plus grande liberté de ton et de style, explique l’auteur dans une postface qui du même coup met un point final au cycle du «Monde réel» entamé en 1934 avec Les Cloches de Bâle.
Plusieurs personnages des romans précédents se retrouvent d’ailleurs dans Les Communistes qui se présentent à la manière d’une immense fresque relatant la course à l’abîme dans laquelle est entraînée la France. A commencer par Armand Barbentane rencontré dans Les Beaux quartiers; il est maintenant journaliste à L’Humanité, comme le fut Aragon lui-même. Proche des Barbentane, il y a aussi les Wisner – oui, ceux des automobiles. On retrouve également Aurélien Leurtillois. L’Aurélien du roman éponyme, maintenant marié avec enfants. A la déclaration de guerre, il se retrouve sous les drapeaux avec le grade de capitaine, tout comme le lieutenant Armand Barbentane. Ce petit monde, parfaite illustration d’une certaine bourgeoisie qui a ses habitudes à Antibes et à Biarritz, ne sait pas alors qu’il va se trouver jeté aux quatre vents par la guerre. Mais à côté de ces figures familières des lecteurs d’Aragon, il y a tous les anonymes en quelque sorte. Les ouvriers, les mineurs – la fin du roman se déroule dans ce qui s’appelle aujourd’hui les Hauts-de-France où les armées britanniques et françaises se replient sous la pression des Allemands. Beaucoup sont des sympathisants communistes, sinon des militants, comme Toto, ouvrier fondeur dans l’une des usines Wisner. «S’il y avait la guerre, ça ne changerait rien pour lui de tout ça, de la poussière respirée, du tohu-bohu sans fin dans sa tête, de l’impossibilité de penser… Rien».
Soldats français évacués, Dunkerque 1940 © Coll. part.
Peut-être ne sommes-nous jamais revenus de Dunkerque
Si Aragon nous fait partager le sort des humbles, des sans-grades, il nous introduit aussi, à la suite notamment d’un Romain Visconti – «le député des Pyrénées Orientales, vous savez» – dans les antichambres des ministères. Où toutes les combinaisons semblent soudain possibles. Tant le désarroi domine, tant l’indécision a pris le dessus. Voici Reynaud, le Président du Conseil, Weygand, le général qui a succédé à Gamelin. Quelques jours plutôt, celui-ci avait répondu à Churchill, qui lui demandait où se trouvaient les réserves: «Il n’y en a aucune». Dans ce kaléidoscope sans fin que sont Les Communistes, aux tableaux intimistes, tels ceux qui ont trait à la relation unissant Cécile Wisner au jeune Jean de Moncey, succèdent des scènes collectives. Qui sont comme autant d’immenses panoramiques du drame qui est en train de se jouer, l’exode, les bombardements, les destructions. «Les déplacements militaires se font comme des coups de vent dans ces fleuves humains. Des groupes de chars se portent aux points menacés (…) Ces hommes des chars, surmenés par douze jours de combats et de déplacements incessants, les yeux rouges et las de scruter l’horizon, semi-intoxiqués par les gaz d’échappement des armes automatiques, courbaturés de la gymnastique entre le poste d’observation et la position de tir, comptent dans leur tête les morts, les disparus, les compagnons perdus».
Le plus émouvant de cet immense roman, à bien des égards impossible, ce sont peut-être encore ces quelques lignes à la toute fin. Où soudain c’est la voix même d’Aragon qui se fait entendre sans plus l’excuse de la fiction. Lui, qui, comme son héros Jean de Moncey, a fait partie des 300'000 évacués de Dunkerque – ancien médecin, l’écrivain avait été affecté à un Groupe sanitaire divisionnaire. «Il y avait tant de raison de mourir à Dunkerque, si peu de chance que nous en revenions, ni l’un ni l’autre, Jean de Moncey que je ne songeais pas même à enfanter un jour, et moi (…) Par quelle démence avons-nous survécu, si nous avons vraiment survécu, car de l’un comme de l’autre c’est encore à voir de près… Peut-être ne sommes-nous jamais revenus de Dunkerque et, notre vie, ce sont des fantômes qui l’ont à notre place vécue».
Aragon, Œuvres romanesques complètes III, Gallimard «Bibliothèque de la Pléiade», 2003.
Aragon, Œuvres romanesque complètes IV, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 2008.
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