Chronique / C’est la faute d’Yves Coppens
«Ils disent "on ne peut plus rien dire", et ils le disent. On dit "ça va trop loin", et on ne va nulle part. Entre cultures, natures, sexe libre et genre traditionnel, tentative d'examen ramifié et accablé d'une vie engluée dans la binarité, le manichéisme, la certitude du savoir et le jugement de l'autre.»
La saison s’achève sur terre battue, ils ont fait toute la saison sur terre battue, c’est à dire qu’ils ont battu la terre pour jouer au tennis, ils ont battu la terre pour pouvoir jouer, et jouer c’est se battre, et ils disent untel à battu untel, c’était sur terre battue, c’était du beau jeu, ils se sont bien battus, untel a battu untel, il a bien joué, il a battu l’autre, c’était un beau terrain de jeu, la terre était bonne, pas trop lourde, elle était bien battue. Untel a joué, il a perdu, il est moins bon sur terre battue, il joue moins bien son jeu. Il est moins combatif. On attend de le voir sur gazon, sur gazon il pourrait bien battre untel, nous verrons bien, nous verrons bien si sur gazon il parvient à garder les pieds sur terre. N’oublions pas les joueuses, elles sont superbes, les joueuses, elles sont superbes, quel dommage que l’affrontement entre les superbes joueuses ne dure que trois sets, trois sets c’est trop court, on en voudrait plus, on en demande encore, sur gazon, sur synthétique, sur terre battue, lorsque l’on assiste à un combat entre deux superbes joueuses, on en voudrait toujours plus mais le comité, la fédération en ont décidé ainsi : trois sets pour les joueuses, cinq sets pour les joueurs, en tennis comme en grammaire, c’est le masculin qui l’emporte. Le vrai joueur, le vrai gagnant, c’est le masculin.
C’est la faute d’Yves Coppens.
C’est la faute d’Elisabeth Badinter.
C’est la faute d’Alain Finkelkraut.
C’est la faute de Mona Ozouf.
C’est la faute de Sophocle.
C’est la faute de Albert Einstein.
C’est la faute de la fédération.
C’est la faute de l’académie.
C’est la faute du langage et de la science, et de l’absence de langage et de science.
Le masculin l’emporte. Le masculin, le genre, binaire, un, deux, marcher au pas, c’est politique, ce n’est pas logique, homme petit h, Homme grand H, homme petite bite, grand sexe, sexe fort, sexe faible, troisième sexe.
Les pluriels il/elle, les accords, accorder, s’accorder en donnant le la ou bien le le, le masculin l’emporte, tout emporter, sur place ou à emporter.
Ils disent «on ne peut plus rien dire», et ils le disent. Le cheval, le lion, le chien, le cochon, le singe, et l’homme. La jument, la lionne, la chienne, la truie, la guenon, et la femme.
L’étymologie ne m’aide pas, homo en latin égale humain, homo en grec égale semblable. Le mot femme vient du latin femina, mais homme veut dire homme et femme. Anthropos en grec égale être humain. Homo sapiens, donc homme sage, hommes préhistoriques: il n’y a pas de femmes dans les cavernes. Il n’y a pas de sans genre, pas d’autre genre, il faut faire genre.
Mes gènes n’ont pas de genre, mais mes chromosomes XY, XX sont dans des films X. Le pénis est un clitoris, le clitoris est un pénis, ils opèrent, ils opèrent pour faire genre, ils font genre, ils créent le genre. Le mot humanité veut dire homme et femme, mais le mot féminité ne veut pas dire femme et homme. Ils ne veulent pas le dire.
Ce n’est pas logique, ce n’est pas scientifique, ce n’est pas mystique, ce n’est pas mythique, c’est politique. Ils ont tué le langage, ils veulent fixer le langage, ils veulent arrêter le torrent du mouvement de la vie qui pour eux est une hémorragie.
© Benoit Baudinat
Je suis à Cougnac, je suis à Lacave, je suis à Lascaux, je vais dans les grottes, je vais voir les peintures. Ça m’intéresse, les peintures. Il y a des traces de mains sur les parois, on dit «mains négatives», c’est intéressant. Ils ont étudié les mains, ils savent que les mains sont de femmes et d’hommes et d’autres choses encore.
Je suis à Lascaux, je suis dans la grotte, la fausse grotte. La grotte est en résine moche, tout est moche, je suis dégoûté. Le guide dit «il y a 100 000 tonnes de béton autour de nous mesdames et messieurs», les gens sont impressionnés, je suis dégoûté. Le guide dit «ici écoutez bien c’est la vallée de l’homme» et personne ne dit rien. Il y a des humains à côté de moi qui hochent la tête et qui écrivent dans leur carnet «vallée de l’homme», et le guide ne dit pas «avez-vous des questions». Si seulement il avait dit «avez-vous des questions», alors là qu’est-ce que je lui aurais mis au guide, j’aurais dit par exemple «et dans ta vallée de l’homme qui est-ce qui porte la culotte?». Ah, dis donc, heureusement qu’il n’a pas dit «avez-vous des questions».
Le masculin l’emporte et je me dégonfle, et le guide dit «approchez, si vous voulez bien me suivre» et il dit «la grotte est en polymère et en résine et en béton et en fibre de verre tout a été mesuré au laser c’est précis au 15e de millimètre». C’est impressionnant, ils sont impressionnés, je suis dégoûté.
Dans les livres d’histoire je suis dégoûté. L’histoire, c’est comme homme, c’est petit h ou grand H, dans les ouvrages de vulgarisation scientifique, dans la poésie, dans la presse, dans la pub je suis dégoûté, dans la philosophie je suis dégoûté. Les débats, les conférences, les expos, au cinéma, en streaming, à la télé, dans les fils d’actualité et dans les files d’attente, dans les magasins, dans les manuels scolaires de mon fils, les réunions parents-profs, les transports, je suis dégoûté.
Je voudrais me débarrasser du genre, parfois, je voudrais le castrer, le genre, lui envoyer mon pied dans les couilles, mais c’est compliqué, n’est-ce pas, c’est compliqué: le dimorphisme, le difformisme, le conformisme, le binarisme, les cinq premières semaines de vie embryonnaire, la testostérone, le gène SRY... il y en a pour tous les genres, et il y en a pour qui le genre, c’est le combat d’une vie, toute la vie, pour être un genre, ou plusieurs genres, ou pas de genre, et gérer ça, toute la vie, c’est compliqué. C’est compliqué comme de demander à un génome de remplir une fiche d’état civil, il s’en fout le génome, mais la mairie, non, et tous les checkpoints de la vie par ici non plus. La vie qui déborde, qui mute, se dissimule ou se révèle, la vie qui fait son coming out, la vie qui se marie, la vie en union libre, la vie qui avorte, toutes les vies de tous les âges et de toutes les vertus, mouvante, insaisissable. Toutes les vies sont des minorités face à la mort, mais ça s’exprime et ça danse et c’est compliqué mais vous voyez, il faut bien laisser vivre, et tout ça c’est comme le langage et la science, c’est beau lorsque ça bouge, beaucoup ou juste un peu, vu de très près ou de l’espace, lorsque ça change, lorsque ça se trompe, que ça découvre, que ça rencontre, congrue, diffère, comprend.
Je sors de la grotte, je cligne des yeux, je suis dans la vallée de l’homme, c’est ma faute, je tiens la main de mon fils, j’achète un livre d’Yves Coppens et j’engueule la libraire parce que le livre s’appelle «Le genou de Lucy: l’histoire de l’homme et l’histoire de son histoire». C’est sa faute, c’est ma faute, et c’est la faute du guide qui n’a pas dit «avez-vous des questions?».
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
4 Commentaires
@Gio 01.11.2020 | 09h11
«Ce fut un plaisir que de vous lire « nouveau chroniqueur ». Un réel plaisir et pas un dégoût Benoit Baudinat qui vous distinguez par une absence de circonflexe. Si « toutes les vies sont des minorités face à la mort », j’espère pouvoir faire la nique à la faucheuse encore quelque temps, histoire de voir si cette comédie du genre tirera son irrévérence.
»
@Reeves 01.11.2020 | 10h29
«excellent ~ j'au adoré!!»
@lelij 01.11.2020 | 11h30
«Ce texte me parle beaucoup.
J’arrive à la conclusion temporaire que pour se sentir bien, ça fait du bien de moins réfléchir, de moins discuter, de ne pas prendre partie, de poser moins de questions aussi, et surtout de ne pas chercher un responsable/coupable/fautif.
Malheureusement, la seule manière pour pouvoir le faire que j’ai trouvé actuellement et de rester dans son petit coin.»
@RadioPlancton 03.11.2020 | 09h23
«@Gio
@Reeves
@lelij
Merci pour vos retours, et pour cet accueil… qui redonne un peu d’appétit.
Safe place, no man’s land ou war room ? La « crise du réel » emprunte à toutes ces atmosphères !
À bientôt donc, pour de la bienveillance, du silence, de l’hostilité — ou tout à la fois !
(et si les mots d’ici vous parlent, vous pouvez jeter un oeil et une oreille sur la chaîne YouTube de Radio Plancton !)
B.B»