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Chronique

Chronique / Basile, qui terrorise les bien-pensants

Gian Pozzy

12 juillet 2017

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Vous ne connaissez pas Basile? Non, si vous n’êtes pas un habitué des bus lausannois, vous ne pouvez guère connaître Basile. D’ailleurs, il ne s’appelle sûrement pas Basile. Un conducteur des TL m’a dit un jour que ce sont ses collègues qui l’ont baptisé ainsi. Il paraît qu’il vit de l’aide sociale et habite du côté de Prélaz, un quartier qu’on dit défavorisé. Basile est grand, le cheveu ras, très musclé et très bronzé, toujours vêtu d’un survêtement de sport.



Je rencontre habituellement Basile au terminus Lutry-Corniche de la ligne No 9. Non pas qu’il habite le même coin que moi: lui, il fait des allers-retours sur cette ligne – et sans doute sur d’autres aussi. Dès l’aube. Il s’assied toujours sur la même banquette stratégique, devant, près du conducteur, mais en tournant le dos à la route, de manière à pouvoir foudroyer du regard l’ensemble des usagers qui embarquent petit à petit. A ses pieds, il a toujours un grand sac de sport ouvert, d’où émergent plusieurs bouteilles de whisky, de gin, parfois de cognac.

Dès qu’il y a du monde, il pique une bouteille au hasard, la débouche et boit une grande lampée au goulot. Puis il regarde d’un air de défi le voyageur ébahi qui a eu le malheur d’observer la scène. Même quand, aux heures de pointe, le bus se remplit à coin, rares sont ceux qui osent demander à Basile la faveur de s’asseoir à côté de lui. J’ai vu des dames tremblotantes appuyées sur leur canne rester debout et tourner le dos au sens de la marche, ce que – vous en conviendrez – les vieilles dames ne font jamais, même sans canne et même sans trembloter.

Un jour, au terminus Lutry-Corniche, j’ai dit à Basile. «Vous vous la pétez, je parie qu’il n’y a que du thé froid et de l’eau dans vos bouteilles.» Son regard a été tellement mauvais et il m’a fait un geste tellement vulgaire que j’ai plongé le nez dans mon journal sans mot dire. Un autre jour, Basile est descendu au même arrêt que moi, à Bel-Air – c’était la première fois – et, son sac de sport à l’épaule, il a entrepris de remonter l’avenue au milieu du trafic, à contresens. Il chantait. Il chantait incroyablement bien des airs révolutionnaires sud-américains. Je suis resté un bon moment à l’écouter, avec admiration, jusqu’à ce que sa voix soit étouffée par la rumeur du trafic.

Depuis quelque temps, on ne voit plus Basile dans le bus. Peut-être a-t-il succombé à une cirrhose foudroyante. Peut-être fait-il soigner son âme dans une clinique de désintoxication. S’il buvait du thé froid dans des bouteilles de whisky, peut-être son physique d’athlète a-t-il cédé la place à un embonpoint qu’il veut désormais cacher. En tout cas, sans Basile, le trajet de Lutry à Bel-Air est bien plus morne.


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