Chronique / Avec Nerval dans le Valois
Rendant hommage à Gérard de Nerval dans le Mercure de France, Guillaume Apollinaire le qualifie d’«esprit charmant » et ajoute, «je l’eusse aimé comme un frère.» Ce cri du cœur, je pourrais le faire mien. Nerval figure en effet parmi ces très rares écrivains et artistes pour lesquels, par-delà l’œuvre, j’éprouve quelque chose de plus que de l’admiration, une forme d’affection. Sentiment que je retrouve chaque fois que je relis Les Filles du feu. En particulier Sylvie, qui prend pour cadre ce Valois si cher à l’auteur.
Le Valois, c’est d’abord des noms, Loisy, Othis, Mortefontaine, Chaalis, dont la seule évocation chez Nerval suffit à faire naître la rêverie et ressusciter le souvenir des temps bénis. Un peu comme chez Proust qui admirait tant son devancier et dont tout un chapitre au début de la Recherche s’intitule «Noms de pays: le nom.» Ils sont ceux d’une très vieille région qui a donné une dynastie à la France. Elle est située à une dizaine de lieues seulement au nord de Paris. Entre le Soissonnais, la Champagne et le Beauvaisis.
C’est un pays d’étangs et de forêts. Forêts d’Ermenonville, de Chantilly et, je pourrais ajouter, de Compiègne, bois de Saint-Laurent. Dans lesquels, l’automne venu, on chasse toujours à courre, mais pour combien de temps encore? – Senlis abrite d’ailleurs un musée de la vénerie. Et, sous les arbres rougissants, comme lorsque j’y étais, des sonneries mêlées aux aboiements de meutes se font entendre. Rappel du «temps, écrit Nerval, où les chasses de Condé passaient avec leurs amazones fières, où les cors se répondaient de loin, multipliés par les échos.» Tous ces lieux dont les noms forment comme une guirlande dans l’œuvre de Nerval sont liés à son enfance à laquelle il demeura si fort attaché.
Le château d’Ermenonville © R.A.
Né Gérard Labrunie, le futur écrivain voit le jour à Paris en 1808, d’un père médecin dans la Grande Armée et d’une mère, fille de lingère, native du Valois. Jamais l’enfant ne la connaîtra ni n’en verra même un portrait. Ayant suivi son époux en Silésie, la mère de Gérard disparaît deux ans après l’avoir mis au monde. A cette inconnue, qui ressemblait, lui avait-on dit, à une gravure de Fragonard, l’écrivain n’en resta pas moins attaché, prenant pour pseudonyme le nom d’un clos appartenant à sa famille. Mis en nourrice à Loisy, l’enfant est ensuite confié à un grand-oncle à Mortefontaine; il y vivra jusqu’à sa huitième année, y retournant ensuite fréquemment – L’aisance matérielle dont Nerval jouira un temps lui viendra de cet aïeul. Mortefontaine, Loisy: autant de lieux aimés et qui constituent le cadre même de Sylvie dont le sous-titre est plus qu’éloquent, Souvenirs du Valois.
Lorsque Nerval entreprend Les Filles du feu, complétées par les fameux sonnets des Chimères, il est un écrivain reconnu. A vingt ans, sa traduction du Faust de Goethe l’a rendu célèbre. Ami de Hugo chez qui il a amené Gautier, il a tout naturellement participé à la bataille d’Hernani. En collaboration avec Dumas, il a écrit plusieurs pièces de théâtre, dont certaines signées de son seul nom. Il donne aussi des articles aux journaux, L’artiste, Le Figaro, Les Annales romantiques; avec son héritage, il fonde même une éphémère revue théâtrale, Le Monde dramatique. Et puis il voyage, Nice, l’Italie, Vienne. En 1843, il embarque pour un périple de presqu’une année, l’Egypte, Constantinople, Beyrouth.
A son retour, il publie plusieurs articles, «Femmes du Caire» ou encore «Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi», qui entreront dans son Voyage en Orient (1851). C’est à peu près à la même époque qu’il entreprend de remanier d’anciens textes et d’en rédiger d’autres qui composeront Les Filles du feu éditées en 1854 alors que Nerval est soigné dans la clinique du docteur Blanche à Passy. Depuis une dizaine d’années, l’écrivain est en effet victime de troubles mentaux qui entraînent à plusieurs reprises son internement. Il est notamment sujet à des hallucinations qui nourrissent son imagination, faisant de cette ultime période de sa vie paradoxalement l’une des plus fécondes sur le plan littéraire. Elle s’interrompt pourtant tragiquement dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855. Au matin, Gérard de Nerval est retrouvé pendu rue de la Vieille Lanterne, à Paris, non loin du Châtelet. «La nuit sera noire et blanche» avait-il écrit dans son dernier billet.
Gérard de Nerval par Nadar © DR
De toutes les nouvelles des Filles du feu, c’est Sylvie, je l’ai dit, que je relis périodiquement avec toujours un égal bonheur. Le narrateur, un double de l’écrivain, ne vit alors que pour ses soirées au théâtre où il paraît «en grande tenue de soupirant» auprès d’une actrice qui le dédaigne. Or un soir, parcourant un journal, il tombe sur cet entrefilet:«Fête du Bouquet provincial – Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy.» Ces quelques mots suffisent à ressusciter le passé. Il se revoit, enfant, aux côtés d’Adrienne. Fillette avec laquelle il avait participé à une ronde et pour laquelle il avait tressé une couronne dont «les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds.» Ce geste avait mis au désespoir sa compagne, «toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée.» Elle l’aimait, il aurait pu l’épouser; il a pourtant laissé passer ce bonheur. «En quatre heures, me dis-je, je puis arriver au bal de Loisy.» Et, bien qu’il fasse encore nuit, le voilà sur le chemin du Valois.
Le rêve est une seconde vie
Dans la voiture, il se rappelle les fêtes de jadis, comme celle organisée sur une île au milieu de l’un des étangs parsemant la région et sur laquelle s’élevait un temple, une «fabrique» comme l’on disait au XVIIIe siècle. Le thème s’inspirait du Voyage à Cythère de Watteau. Il se trouvait avec Sylvie, devenue maintenant une jeune femme. Chez sa tante, à Othis, tous deux s’étaient parés des habits de noces, trouvés dans le grenier, appartenant à la vieille dame et à son fiancé. Comme souvent chez Nerval, le récit, et c’est ce qui en fait la magie, entremêle rêveries et souvenirs. «Le Rêve, écrit-il dans Aurélia, est une seconde vie.» De même, les époques se croisent et se télescopent. On passe, sans que le lecteur ne s’en rende compte, de l’enfance à l’âge adulte avant de retourner à l’adolescence.
Les retrouvailles avec le Valois sont l’occasion pour le narrateur de revoir les lieux aimés. Loisy où Sylvie vit toujours; après avoir été dentelière, elle est maintenant gantière. Mortefontaine où habitait l’oncle de Nerval. La localité d’aujourd’hui n’est sans doute pas très différente de celle qu’il a connue. Si ce n’est que le château abrite désormais un collège privé, l’Institut Saint-Dominique. A travers la grille du parc, on peut apercevoir de beaux jeunes gens bien nés qui semblent tout droit sortis du film Le Jardin des Finzi-Contini. Et comme l’Adrienne et la Sylvie de Nerval, les filles y sont blondes ou brunes.
Au lendemain du bal où il a retrouvé Sylvie, le narrateur entreprend en sa compagnie une longue promenade qui le conduit à Ermenonville.
Abbaye de Chaalis © Coll. part.
«Voici les peupliers de l’île, et la tombe de Rousseau vide de ses cendres (…) J’ai revu le château, les eaux paisibles qui le bordent, la cascade qui gémit dans les roches.» Nous sommes en été, autour de la fête de la Saint-Jean et des aubes blanchissantes. Il me semble pourtant que la vraie saison de Sylvie est l’automne avec sa lumière mélancolique, comme lors de mon séjour à Ermenonville. Entouré de grands arbres qui semblent former une garde d’honneur, le château, transformé en hôtel, est toujours là au milieu de son étang habillé de brume le matin. J’en ai fait le tour et j’ai lu aux amis qui m’accompagnaient quelques pages de Nerval. Entre les arbres, il me semblait alors entrevoir le «regard enchanté de Sylvie, ses courses folles, ses cris joyeux (qui) donnaient autrefois tant de charme aux lieux.»
En bordure de la forêt d’Ermenonville se trouve l’ancienne abbaye de Chaalis, propriété aujourd’hui de l’Institut de France. Du temps de Nerval, elle n’était déjà plus qu’une ruine fantomatique. Le narrateur y avait assisté à une tragédie pieuse jouée par les pensionnaires d’un couvent voisin comme en présentaient jadis les demoiselles de Saint-Cyr. Dans une figure d’ange, il avait cru reconnaître Adrienne. Mais peut-être avait-il rêvé. L’image qu’il en conservait rejoignait dans son esprit celle de la comédienne qui était l’objet de ses assiduités. Avec sa troupe, elle avait donné un spectacle à Dammartin auquel le narrateur avait emmené Sylvie. «Je lui avais demandé si elle ne trouvait pas que l’actrice ressemblait à une personne qu’elle avait connue déjà. - A qui donc? – Vous souvenez-vous d’Adrienne? Elle partit d’un grand éclat de rire en disant:‘’Quelle idée!’’ Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant:‘’Pauvre Adrienne! elle est morte au couvent de Saint-S… vers 1832.’’»
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