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Chronique / A l’orée de la parole


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On connait cette réflexion du poète Novalis: «Le paradis est dispersé sur toute la terre. C’est pourquoi nous ne le reconnaissons plus. Il faut réunir ses traits épars». Pour Gustave Roud aussi bien que pour Philippe Jaccottet, elle est à l’origine en quelque sorte de leur vocation poétique. Mais cette injonction, Pierre-Alain Tâche pourrait également la faire sienne, dont l’œuvre s’est bâtie dans la proximité de ses deux grands aînés. Deux figures que l’on croise avec d’autres dans les carnets qu’il tient depuis qu’il écrit et dont le premier volume vient de paraître sous le titre Champ libre. Manière encore de définir la poésie.



Je suis depuis longtemps le travail de Pierre-Alain – il me permettra de l’appeler par son prénom, nous nous connaissons un peu; il nous arrive de déjeuner ensemble au Café Romand. Alors que je commençais à m’intéresser à la poésie pour m’y essayer moi-même, c’était dans les années 1970, je me souviens avoir été frappé par le titre de l’un de ses tout premiers livres, paru quelques années auparavant, La Boîte à fumée. Et puis plus tard, il y eut Le Dit d’Orta. Célébration de la petite cité piémontaise au milieu de son lac minuscule où Bertil Galland emmena souvent ses écrivains. Parmi les derniers livres lus de Pierre-Alain, je pourrais citer Forêt jurée (2008), La Voie verte (2009) ou encore Dernier état des lieux (2011) dont une partie s’intitule très significativement «La beauté du Tao». Rien d’abstrait ici; on est au contraire dans le concret des choses visibles, mais qui appellent toujours un ailleurs: «Allant vers le val Fex, à mi-hauteur/dans le pays de l’entre-deux/ à chaque instant nous avons su/ que notre propre élan nous porte dans l’Ouvert/ qui est la vie qui va».

Une bonne partie de l’œuvre de Tâche, en tout cas pour ce qui est de ces deux dernières décennies, tient, dirons-nous pour faire court, du journal poétique. Journal de ses voyages, de ses admirations et de ses ressourcements. Notamment l’ancrage si essentiel pour lui dans ce Val d’Anniviers que Pierre-Alain fréquente depuis l’enfance et qui marque toute son œuvre, lui suggérant certains de ses textes les plus inspirés. Comme cette brève élégie dédiée à une grive musicienne trouvée morte dans le jardin:«Le ciel, sur les mélèzes immobiles, s’était tu. La fragilité de l’ombre apparut. Un temps compté parvenait, d’un seul coup, à son terme».

Au fil de l’œuvre de Pierre-Alain Tâche, l’ombre d’une figure s’impose également comme le rappel insistant d’une présence. Il s’agit de l’Hélène de Pierre Jean Jouve (1887-1976). Tâche l’a découverte à la fin des années 1960 à la faveur de la lecture de Dans les années profondes. Il en ressort à tel point bouleversé qu’Hélène de Sanis ne va plus cesser de l’habiter jusqu’à devenir un élément constitutif de son propre art poétique. Voyant en elle comme «l’incarnation, tour à tour évidente et secrète, d’une attente brûlante, d’un désir dont l’objet n’est autre que la poésie». Et il se rend en Engadine, à Soglio, sur les pas de Jouve, à la recherche des lieux qui l’ont inspiré.

Claire Bertrand, Pierre Jean Jouve, huile, vers 1930 © Wikipédia

La figure d’Hélène apparaît notamment dans Celle qui règne à Carona (1994), que son auteur songea d’abord à intituler, ainsi qu’on l’apprend à la lecture de ce premier volume de ses carnets, Celle qui rit à Carona. Dans cette suite, outre Hélène, Pierre-Alain convoque Le Chevalier et la Mort de Dürer et La Mélancolie de Cranach.«Une convergence existe entre ces figures qui se sont imposées (et je ne sais pourquoi) dès mon retour du Tessin, l’autre automne, écrit Tâche. Peut-être même sont-elles fondues dans une métaphore incertaine où la Mort finirait déjà par l’emporter.» Et plus loin: «Jouve, ici encore, me précède et me poursuit. Et c’est ainsi qu’un lieu qu’il faudra bien partager avec lui, tant bien que mal, me parle et me tourmente tout à la fois. Car je réponds à son appel sourd non sans craindre, dans un même mouvement, les sombres effets de ce qu’il me révèle de moi-même».  Nous sommes en février 1991. A l’automne de l’année suivante, Tâche est à Ratilly pour un colloque dédié à l’auteur de Paulina 1880 où il fait une communication consacrée justement à Hélène.

Les voix se conjuguent, s’entremêlent, ne se récusent plus

Ce premier volume des carnets de Pierre-Alain Tâche porte sur les années 1968 à 1993. Il nous fait pénétrer, mais on l’aura compris, dans l’atelier du poète, au cœur même de la création. Avec ses doutes et ses hésitations comme avec ses bonheurs et l’assurance soudaine du chemin choisi. Ainsi cette note d’octobre 1978 à propos du travail en cours: «Je me sens, ce matin, dans cette lumière extraordinairement mûre et chaude de septembre, à un carrefour. La préscience de ce que devrait être l’écriture de l’ensemble à venir ne m’est pas refusée. Les voix se conjuguent, s’entremêlent, ne se récusent plus. Et ce n’est peut-être que l’illusion d’une liberté reconquise, mais j’éprouve une joie intérieures inconnue, tranquille, et qui vivifie!».

J’ai parlé plus haut de proximité de l’œuvre de Tâche avec celles de Roud et de Jaccottet. Plusieurs pages des carnets sont bien sûr consacrées au poète de Carrouge que Pierre-Alain a beaucoup fréquenté. Il y relate notamment sa première visite dans la ferme de l’écrivain en février 1977, quelque mois après sa disparition.«Le regard de Gustave Roud hante encore le porche que font, tout autour de l’entrée les branches sèches et tortueuses d’une glycine. Je revois, avec netteté, sa longue et frêle silhouette s’avancer pour me donner la route». A Carrouge, Tâche retrouve Jaccottet – tous deux sont à l’origine de la création de l’Association des Amis de Gustave Roud. «Dans cet espace où le souvenir et l’instant ne font qu’un, soudain, tout est clairement noué. Le poète de La Semaison (Jaccottet) a comblé un peu de ce vide auquel je ne puis tout à fait m’habituer».

Piero di Cosimo, Simonetta Vespucci, huile, vers 1480, Musée Condé © Wikipédia

Tâche s’est rendu à plusieurs reprises chez Jaccottet, à Grignan – il faudra une bonne fois faire l’histoire de ce coin de Drôme où tant d’artistes vaudois à la suite de l’écrivain se sont installés: Gérard de Palézieux, Jean-Claude Hesselbarth, Italo de Grandi et combien d’autres. «Il y a, dans la pénombre de la chambre de Grignan où nous sommes reçus, des témoins muets, mais éloquents, des signes apparents de ce que nous aimons chez le poète – et dont nous retrouvons la trace dans son œuvre». Et plus loin, évoquant son hôte accueillant ses visiteurs «sur le seuil frais resserré sous un entrelacs de cris d’oiseaux», Tâche note encore: «J’eusse été troublé que le poète se dissociât – ne fut-ce qu’un instant – de ce lieu si profondément accordé à son image. Ce ne fut pas le cas.»

Enfin, dans ces carnets de Pierre-Alain Tâche, qu’accompagne un petit livre sur Cingria, il est souvent question de musique – Tâche a notamment consacré un ouvrage à La Folia – mais également de peinture. Et c’est ce qui nous rapproche encore. Palézieux, bien sûr, Bissière, Bokor, mais aussi le Cortège des Mages de Gozzoli ou encore un célèbre portrait de Piero di Cosimo: «Certains soirs, déjà, je pressens/ le venin de l’obscurité/sous les paupière du jour blanc/ou le serpent noir ondulant/au cou de Simonetta Vespucci».


Pierre-Alain Tâche, Champ libre I (Carnets 1968-1993), L’Aire, 2020.

 

 

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