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Analyse / Le totalitarisme fonctionne au harcèlement. Quelles sont ses méthodes de prise de pouvoir?


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Le totalitarisme s'appuie sur la création et la manipulation d'une masse privée d'esprit critique par des meneurs et médias dominants. La méthode principale du régime totalitaire est le harcèlement, visant à détruire progressivement les individus pour les soumettre ou les conduire à l'autodestruction. Le système totalitaire opère sous le prétexte que «la fin justifie les moyens», sacrifiant des êtres humains pour des convictions souvent subjectives et non fondées moralement.



Le totalitarisme s’appuie sur les masses. Il ne demeure au pouvoir que tant qu’il parvient à créer une masse et à la mettre en mouvement. Une masse est une somme d’individus ayant perdu leur esprit critique, qui s’amassent dans une unité compacte, aux élans irrationnels, soumise à la manipulation de meneurs et des médias de masse. Les individus y sont dépouillés de la conscience de leur propre identité. Agglutinés dans un seul corps de croyance, devenus amorphes, ils peuvent être entraînés aux pires extrémités, jusqu’à soutenir les décisions les plus arbitraires et les plus dangereuses du pouvoir totalitaire, et s’en faire les pires exécutants. Mao Zedong parlait de «rectification de la pensée».

Pour créer une masse, et la convertir en premier soutien du régime totalitaire, il faut:

  • 1° une méthode: le harcèlement
  • 2° un discours: l’idéologie
  • 3° un outil: les médias de masse

Nous allons traiter ici de la méthode, à savoir, le harcèlement.

L’objectif est d’obtenir «la mise au pas» de toute la population visée par le pouvoir totalitaire. La «mise au pas», c’est ainsi que fut traduit le terme allemand «Gleichschaltung», ou littéralement, «égalisation» du peuple: il s’agissait pour les nazis entre 1933 et 1934 d’imposer leur pouvoir total sur l’Allemagne en éliminant toute opposition réelle ou potentielle, avec le déploiement d’un appareil réglementaire destiné à l’intimidation et à la répression.

Cette méthode est celle qu’avait décrite le tyran Denys de Syracuse en qualifiant son action politique: utiliser la herse pour faucher les blés qui dépassent (d’où le terme herseler, puis harcèlement). La méthode politique du totalitarisme est le harcèlement, que j’avais ainsi défini en 2006 – et il peut être ici utile d’en rappeler la définition – : «le harcèlement vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou un groupe, au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenir chez l’individu un état de terreur1.» 

Arendt y fait également allusion, dans La nature du totalitarisme«L’abolition totalitaire de toutes les classes et de tous les groupes de la population susceptibles de donner naissance à une véritable distinction […] nous fait nécessairement songer à l’histoire de ce tyran grec qui, pour former un collègue à l’art de la tyrannie, le fit sortir de la cité afin de le conduire dans un champ de blé dont il coupa tout le chaume à une même hauteur2

Le harcèlement est une méthode politique qui consiste non seulement à détruire les individus, mais encore, à les conduire à l’autodestruction. Tout individu ayant vécu un harcèlement sait que, même en l’absence du harceleur, demeure son introjection, c’est-à-dire sa persécution, sous l’apparence de ruminations permanentes dans sa tête.

Ce harcèlement propose l’option suivante: soumettre ou démettre. Le mot d’ordre est: «soit tu te soumets, soit je te harcèle». Le harcèlement suppose plusieurs termes: la durée, la répétition et les chocs traumatiques réitérés destinés à fragiliser psychiquement l’individu.

Dans le totalitarisme, ce qui soutient la légitimité de ce harcèlement est l’idéologie, divulguée par la propagande de masse, qui soutient tout l’édifice via l’endoctrinement sectaire. Nous y reviendrons ultérieurement. Retenons pour l’instant que la masse se fait le relais de la propagande. Tous les coups, même les plus bas, sont permis. Les opposants du régime politique sont désignés, leur calomnie et leur persécution est aussi une manière d’intimidation: voici ce qui arrive à ceux qui auraient la velléité de désobéir.

La persécution se déroule par phases. 

Dans la première phase, les opposants politiques qui inquiètent le pouvoir sont neutralisés (censurés, harcelés ou encore, supprimés). Ils ne rencontrent pas beaucoup de soutien dans la population, bien qu’ils puissent avoir entière raison dans les critiques émises sur la dérive totalitaire. La majorité des gens pense: «vu qu’ils ont désobéi et se sont comportés en mauvais citoyens, ils ont cherché ce qui leur arrive». Certains souhaitent même que le pouvoir supprime cette voix disharmonieuse qui dissone dans l’apparente concorde sous le règne du dogme idéologique. Le critère est celui de la «paix sociale» à tout prix, fût-il au prix du sacrifice de quelques-uns et du silence. A ce stade, le confort prime sur la vérité.

La deuxième phase cible les soutiens aux opposants, leurs amis, les secondes lignes. Du fait de leur invisibilité, ceux-ci ne rencontrent pas non plus de soutien dans la population. 

La troisième phase s’en prend de façon aveugle et arbitraire à l’ensemble de la population, dans l’incompréhension massive. «La terreur s’accroît après qu’une persécution particulièrement impitoyable a liquidé tous les ennemis réels et potentiels», nous dit Hannah Arendt. En somme, ce que subirent les opposants politiques de la première ligne, toute la population commence à le subir, sans logique ni explication. Plus personne ne peut se réfugier derrière le critère de l’obéissance, car même les plus obéissants et les plus fidèles au régime subissent les persécutions.

Ces trois paliers ne s’enchaînent pas de façon linéaire: il existe des sas de décompression; la répression ne tourne pas à plein régime tout le temps. Elle fonctionne par à-coups: elle se déverse dans des campagnes de haine, puis laisse des moments de répit, qui ont pour objectif de donner l’illusion que les persécutions ont cessé. Cette absence de linéarité permet d’asseoir davantage de pouvoir sur la population, car les chocs traumatiques réitérés de ce harcèlement de masse sont d’autant plus puissants qu’ils interviennent lorsque l’individu a relâché la garde et n’a pas eu le temps d’enfiler son armure en se préparant aux prochains coups. Les phases d’accalmie peuvent donc parfois être longues, car il s’agit de faire baisser le niveau de vigilance dans la population, pour relancer des phases de terreur à des moments ultérieurs.

Le système totalitaire fonctionne sur un principe de nécessité amoral: «la fin justifie les moyens». En d’autres termes, si la cause l’exige, il est permis d’utiliser comme moyen ce qui n’en est pas un, à savoir, un être vivant, ou un être humain. Le philosophe Hegel l’analysait ainsi: «on entend par là quelque chose de plus précis, à savoir qu’il est permis et que c’est même un devoir d’utiliser comme moyen en vue d’une fin jugée bonne quelque chose qui n’est absolument pas un moyen, c’est-à-dire de porter atteinte à ce qui est saint en soi, donc de commettre un crime sous prétexte que c’est un moyen d’atteindre une fin jugée bonne. […] Une fin sainte n’est rien d’autre qu’une opinion subjective concernant ce qui est bien et ce qui est mal.» 

Ce principe, «la fin justifie les moyens», revient donc à ériger en règle du droit et du devoir une opinion subjective, une appréciation personnelle que telle fin, motivée par «le Bien Commun» – lequel n’est jamais défini – autoriserait d’utiliser des êtres humains comme des moyens à sacrifier à la cause. Ce peut être «la santé du plus grand nombre par le vaccin», «sauver la planète par la réduction de carbone», «mettre fin à la dictature du Grand Capital», «exporter la démocratie dans le monde», ou encore, tout autre idéal d’apparence noble, plus ou moins enrobé de légitimation pseudo-scientifique ou morale.

Or, et Hegel le soulignait avec insistance, la seule conviction ne suffit pas à fonder un principe moral: «on ne peut exclure la pensée de la possibilité d’une erreur, pensée dans laquelle est contenue la présupposition d’une loi existante en soi et pour soi. Mais la loi n’agit pas, c’est seulement l’homme réel qui agit3.» 

Ainsi, du moment que cette conviction conduit à utiliser comme moyen ce qui est une fin, donc à sacrifier des êtres humains qui subissent ce sacrifice (ce qui est différent d’un sacrifice choisi, encore faut-il que les conditions du choix soient réunies, et notamment l’absence de manipulation mentale dans des endoctrinements idéologiques), elle fait pleinement le lit de l’idéologie totalitaire. 

C’est exactement ce dilemme qu’avait soulevé Camus dans sa pièce Les Justes: la révolution justifie-elle de sacrifier des enfants, c’est-à-dire des innocents? Si rien n’est défendu de ce qui peut servir la cause, «ce jour-là, la révolution sera haïe de l’humanité entière.»


1Bilheran, A. 2006, Le harcèlement moral, Paris, Armand Colin. Voir aussi Bilheran, A. 2023, Tout sur le harcèlement ! Soumettre ou démettre, en deux tomes, Bookelis, 2023 (à paraître en septembre 2023).

2Arendt, H. 1953, La nature du totalitarisme.

3Hegel, G. W. 1821, Principes de la Philosophie du Droit, Paris, Vrin, 1998, p. 182-184, §140 et sq.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@GFTH68 27.08.2023 | 19h45

«HURNI et STOLL ont également étudié cette thématique.»


@Porquoi 23.04.2024 | 23h45

«Merci!
»